La Sibérie, prochaine cible des islamistes

Le veto russe au Conseil de sécurité de l'ONU permet aux Européens de justifier leur non-intervention en Syrie. En face, la diplomatie russe se félicite, après le fiasco libyen, de sa ténacité sur le front syrien. Affaibli sur le plan intérieur, le président Vladimir Poutine flatte l'orgueil national pour resserrer les rangs autour de lui. Les élites patriotiques de Russie ne veulent pas trahir leur allié syrien, qui bénéficie de l'assistance militaire de Moscou depuis les années 1950. Ils veulent maintenir la Russie dans le jeu ouvert par les révolutions arabes. Car la Russie est le premier pays musulman d'Europe. Avec plus de 20 millions de musulmans, elle veut à tout prix limiter la propagation de l'islamisme sur son territoire. C'est pourquoi Moscou accuse les Occidentaux de laisser les puissances sunnites du Golfe "armer les salafistes" de l'opposition syrienne.

La situation est d'autant plus préoccupante pour la Russie que la région Volga-Oural, peuplée de 5 millions de sunnites, vient d'être victime d'attaques terroristes. Or, si ce verrou venait à lâcher, c'est la Sibérie pétrolifère qui serait touchée.

Le régime soviétique n'a pas réussi à extirper la foi religieuse, et le renouveau des années 1990 a placé l'islam "traditionnel" des vieux mollahs autoproclamés en concurrence avec un islam urbain, plus identitaire et parfois radical. En 2005, l'inauguration de la mosquée Kul-Sharif, à côté d'une église orthodoxe, dans le kremlin de Kazan, a symbolisé le renouveau d'un islam tatar, européen et tolérant.

Cette image a volé en éclats le 19 juillet 2012, après l'attentat à Kazan contre deux leaders musulmans, défenseurs de cet islam traditionnel menacé. Le mufti Ildus Faizov a été hospitalisé après que sa voiture a explosé. Une heure plus tôt, son adjoint, Valiulla Yakupov, avait été tué par balles devant son domicile. L'attaque a eu lieu la veille du ramadan et fut revendiquée sur YouTube par un groupuscule armé, installé en forêt et dirigé par un certain Marat Khalimov, qui se présente comme l'"amir des moudjahidins du Tatarstan".

L'apparition sur plusieurs sites islamistes d'appels à la création d'un califat d'Idel-Oural (du nom du grand Etat voulu par les nationalistes tatars) montre l'actualité du projet de déstabilisation de la région Volga-Oural. L'influence du contexte géopolitique est évidente avec la montée en force des pays du Golfe et le positionnement opposé de la Russie aux côtés de Bachar Al-Assad et de l'Iran, l'ennemi chiite. Après avoir sponsorisé la construction de mosquées (dont celle de Kul-Sharif), les Saoudiens investissent dans des organisations plus clandestines, comme ils le font déjà dans le Caucase du Nord en soutenant les boïviki ("combattants") wahhabites.

Les conséquences d'un embrasement seraient redoutables. La région Volga-Oural, zone unique d'interactions entre les grands monothéismes, le chamanisme et le bouddhisme, représente un modèle de coexistence pacifique. La disparition d'un tel conservatoire vivant de diversités remettrait en cause le processus en cours de construction d'un Etat-nation des citoyens de Russie. Pour l'Europe, la déstabilisation de la région menacerait la sécurité de son approvisionnement en gaz et en pétrole. Deux raisons à cela : la première est que la région, elle-même productrice de pétrole, contrôle l'accès aux ressources. La seconde raison tient à la composition nationale du personnel de forage : grâce à la politique de discrimination positive menée par les Soviétiques, l'immense majorité des ingénieurs pétroliers et des foreurs de Russie sont tatars ou bachkirs. Les riches villes pétrolifères de Sibérie occidentale sont peuplées d'importantes communautés musulmanes.

Or leur isolement dans un milieu russe aggrave le risque de radicalisation islamique. Les risques de déstabilisation restent encore limités mais, s'il venait à tomber, le domino ouralo-volgien risquerait d'emporter avec lui celui de Sibérie. L'Arabie saoudite verrait peut-être d'un bon oeil l'affaiblissement du deuxième exportateur mondial de pétrole. Mais les conséquences d'une guerre de religions dans les champs de pétrole sibériens seraient catastrophiques, dans une Russie encore multiethnique où le projet des communistes d'établir une religion séculière a freiné le processus de sécularisation.

Que ce soient les orthodoxes choqués par le blasphème des Pussy Riot ou les musulmans réticents à l'universalisme islamiste, les habitants de Russie restent plus qu'ailleurs attachés à leur religion.

Xavier Le Torrivellec, chercheur à l'Institut français de géopolitique

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