La sinistre exception culturelle du #MeToo à la française

Il y a deux ans, Sandra Muller, à l’origine du hashtag #balancetonporc, déclarait : «La France n’a rien compris à #MeToo» (1). En février dernier, Adèle Haenel renchérissait : «La France a complètement raté le coche #MeToo» (2). La France, c’est vrai, a longtemps fait de la «résistance» à #MeToo, ce qui est l’autre nom de la collaboration au patriarcat, dont la tribune Deneuve est un éloquent exemple.

Pourtant, même tardivement, des scandales ont fini par éclater, obligeant à une prise de conscience. La série commence avec l’affaire Adèle Haenel (3), justement, qui révèle avoir été victime d’attouchements et de harcèlement sexuel de la part du réalisateur Christophe Ruggia sur plusieurs années. A peine deux mois plus tard, Vanessa Springora secoue le monde de l’édition avec le Consentement (Grasset, 2020), récit de sa relation sous emprise avec Gabriel Matzneff. Puis les «césars de la honte» ravivent les accusations contre Roman Polanski, qui refont surface, et polémique. Aujourd’hui, c’est le livre de la juriste Camille Kouchner, la Familia grande (Seuil, 2021) qui fait l’effet d’une bombe, en accusant son beau-père, Olivier Duhamel, constitutionnaliste et ancien député européen, professeur et président de la Fondation nationale des sciences politiques, de viols répétés sur la personne de son frère jumeau, «Victor» Kouchner (le prénom a été changé).

Toutes ces affaires ont un point commun, qui est aussi la sinistre caractéristique du #MeToo à la française. Elles concernent des enfants ou de très jeunes adolescent·e·s. Adèle Haenel avait 12 ans au moment des faits, Vanessa Springora 13, et «Victor» Kouchner 14. Quant aux accusatrices de Polanski, leur âge au moment des faits présumés (ou avérés dans le cas de Samantha Geimer, droguée et sodomisée à l’âge de 13 ans par le réalisateur) oscille entre 10 et 18 ans. Toutes sont des affaires de pédocriminalité. Comme si le viol ou l’agression sexuelle n’était vraiment condamnable que lorsqu’il s’agissait d’un·e enfant dont on aura saccagé l’innocence. Une femme adulte qui se fait violer n’est jamais vraiment innocente. Elle est toujours un peu aguicheuse, cherche à obtenir un rôle au cinéma ou un avantage auprès d’un puissant. C’est la trop fameuse promotion canapé. Luc Besson, Gérard Depardieu, Gérald Darmanin ont été accusés de viol. Les plaignantes ont toutes dû se battre pour que les dossiers soient rouverts, après un classement sans suite. Pour les autres (Tristane Banon, Valentine Monnier, etc.), on balaiera le problème, un peu irrité par ce «déballage» tardif. On revendiquera sans vergogne le libertinage. «Je suis un libertin incompris», aura le front d’affirmer Denis Baupin, quand DSK, en réponse à ses comportements de prédateur, invoquera sans rire les jeux de la séduction. On temporisera. Ce n’est pas si grave. Il n’y a pas mort d’homme.

Si les cas de pédocriminalité ne sont pas les seuls du #MeToo à la française, loin s’en faut, ils ont été, et de loin, les plus médiatisés, les seuls à vraiment retenir l’attention et à être pris au sérieux. On peut y ajouter celui de la patineuse Sarah Abitbol qui, dans Un si long silence (Plon, 2020), raconte les viols répétés de son entraîneur alors qu’elle avait 15 ans. Une autre patineuse, Hélène Godard, accuse le même Gilles Beyer de l’avoir violée à l’âge de 12 ans.

A l’exception d’Adèle Haenel, dans tous les cas (Springora, Kouchner, Abitbol), les faits datent d’il y a trente ans ou plus et sont prescrits. Les victimes ont refusé de porter plainte ou y ont renoncé alors qu’il était encore temps. L’onde de choc de #MeToo leur a donné la force et le courage de parler pour la première fois publiquement. Dans tous les cas, les victimes, mieux que de diaboliser leur abuseur, interrogent un «système» - un milieu culturel, une catégorie professionnelle, une génération, une époque, une classe sociale. Or ce système repose sur une règle d’or : la loi du silence, ce consentement tacite à protéger le crime. Il structure l’ordre social.

La pédocriminalité est souvent une œuvre collective, constituée d’un agresseur et d’une obscure cohorte d’auxiliaires et de complices, qui choisissent le silence ou détournent la tête pour maintenir le pouvoir dont ils tirent profit. Tout le monde voyait que Christophe Ruggia avait une attitude «inappropriée» avec Adèle Haenel, tout Saint-Germain-des-Prés connaissait les goûts de Matzneff, par ailleurs étalés dans ses livres, tout le milieu du sport - jusqu’au ministre de l’époque - avait été alerté sur le comportement de Gilles Beyer. Même l’affaire Duhamel était parfaitement connue d’une élite qui a choisi de se taire - à l’exception notable de l’actrice Marie-France Pisier, la tante de «Victor» Kouchner, morte avant d’avoir pu agir, sans doute. Or, malgré les évidences qui se répètent, malgré les affaires qui se multiplient selon - rigoureusement - la même structure, le silence est toujours d’or. Il y a quelques jours, Frédéric Mion, le directeur de Sciences-Po qui s’enorgueillissait hier d’être «l’ami» d’Olivier Duhamel, s’est déclaré «sous le choc» des révélations de Camille Kouchner et a jugé «infamant» qu’on puisse penser qu’il était au courant. Il a dû finalement avouer avoir été alerté il y a deux ans.

Ces affaires, portées par la presse, écœurent le public mais n’ébranlent pas les institutions. Comme si l’essai n’était jamais transformé, ni l’événement suivi d’une réforme de fond. Le jury du prix Renaudot, où siège toujours Christian Giudicelli, complice de Matzneff dans leurs exactions de touristes sexuels, ne juge pas nécessaire de se remettre en question. Après avoir été plébiscité aux césars, Roman Polanski a été reconduit comme membre de l’assemblée générale - avant la suppression, en novembre, de la possibilité d’être «membre de droit», ce qui provoqua son départ avec dix-sept autres personnes, en lui évitant une humiliation personnelle. Frédéric Mion, jusqu’à nouvel ordre, ne songe pas à prendre ses responsabilités en démissionnant. La littérature se bouche les oreilles, le cinéma ferme les yeux, et le pouvoir tient ferme sa couronne.

En ce sens, oui, la France pourrait bien finir par passer à côté de #MeToo, dont le ministre de la Justice est d’ailleurs un ennemi déclaré. Car se scandaliser des affaires sans effleurer le système qui les a rendues possibles, c’est ne pas prendre acte du drame qui s’est joué ni prendre la mesure de l’horreur. C’est ramener le crime à un fait divers isolé, sans suite ni conséquences. C’est molester ces enfants devenus grands une deuxième fois.

Outre que d’être, de façon prédominante, des affaires de pédocriminalité, le #MeToo à la française se distingue par un autre trait : aucun des accusés n’a jamais reconnu les faits. Aucun, y compris dans des affaires entre adultes. Un record. A croire qu’une cohorte de putes menteuses persécute une masse de chevaliers blancs. «Toujours nier» : c’est la réponse de Donald Trump lorsqu’on l’a interrogé sur les accusations de harcèlement sexuel. Au mieux, on parle de «relations inappropriées», de mécompréhensions, de défaut de mémoire. Cette hébétude coïncide avec une excellente connaissance du droit - sur l’âge de la majorité sexuelle, sur ce qui constitue un délit ou un crime, sur les délais de prescription. Surprise : Olivier Duhamel, sur lequel pesait une épée de Damoclès depuis de nombreuses années, a immédiatement démissionné de toutes ses fonctions à l’annonce de la parution du livre de Camille Kouchner. Serait-ce un début de reconnaissance ? Ce serait l’honneur rendu du #MeToo à la française si, enfin, quelqu’un pouvait accepter de sortir du déni et, miracle, assumer.

Laure Murat, historienne et écrivaine, chroniqueuse pour Libération.


(1) L’Obs, 8 octobre 2008.
(2) New York Times, 24 février 2020.
(3) Marine Turchi, «#MeToo dans le cinéma : Adèle Haenel brise un nouveau tabou», Mediapart, 3 novembre 2019.

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