La sobriété énergétique n’est pas un accident politique

La guerre de l’énergie fait rage. Non seulement à l’échelle internationale entre la Russie et l’Union européenne, mais aussi en France sur le plan politique. A qui la faute ? Tandis que l’opposition ne cesse de dénoncer le court-termisme et le clientélisme énergétique ayant conduit à cette situation, le Directeur général d’EDF et le président de la République s’en renvoient la responsabilité. L’idée sous-tendant la querelle est que la sobriété énergétique à laquelle le gouvernement exhorte aujourd’hui les Français, pour éviter cet hiver coupures et black-out, est un accident de parcours : c’est à cause de la guerre en Ukraine  ; c’est parce qu’on a fermé Fessenheim  ; c’est parce qu’on a pris du retard dans le développement des renouvelables, etc.

Cette polémique éclipse l’essentiel, à savoir que, tôt ou tard, nous allons manquer d’énergie. Quels que soient les aléas géopolitiques, quels que soient les choix de politique énergétique, il faut se résoudre à ce que demain, le monde ait moins d’énergie qu’hier. Autrement dit, même si l’actuelle crise a des causes conjoncturelles, il n’y aura de toutes les façons pas d’avenir sans sobriété énergétique. Car cette dernière est imposée par le changement de modèle auquel l’environnement nous contraint.

Pénurie. L’environnement, c’est bien sûr le réchauffement climatique. Chacun le sait maintenant, il faut décarboner le système énergétique pour lutter contre l’élévation des températures planétaires. Mais pas uniquement. L’autre limite géophysique à laquelle nous sommes en passe de nous heurter est la raréfaction du pétrole. Il devrait commencer à manquer d’ici à deux décennies au maximum. Le pic mondial de pétrole conventionnel a eu lieu en 2006. Depuis, la production de pétrole n’a pu continuer d’augmenter que grâce à l’essor du pétrole non-conventionnel (pétrole de schiste et pétrole lourd). En fonction de ces paramètres et d’hypothèses plus ou moins optimistes, le pic pétrolier, c’est-à-dire le moment où la production de pétrole plafonnera avant de chuter, devrait intervenir entre 2025 et 2040. À l’heure actuelle, aucune estimation ne va au-delà de la décennie 2040.

Les limites géophysiques de ressource (épuisement du pétrole) et d’exutoire (réchauffement) imposent une transition énergétique consistant à remplacer les énergies fossiles soit par des biocarburants, soit par de l’électricité. Il n’existe pas d’alternative (l’hydrogène par exemple n’est qu’un mode de « stockage » de l’électricité).

Or, un système énergétique fondé sur des biocarburants et de l’électricité ne peut pas avoir les mêmes performances qu’un système énergétique fondé sur des hydrocarbures. Les biocarburants sont très peu rentables énergétiquement (et menacent la sécurité alimentaire). L’essentiel de la transition doit donc reposer sur l’électrification. Mais l’électricité est énergétiquement bien moins rentable que les énergies fossiles. Rappelons qu’il s’agit de remplacer un stock d’énergie abondante et concentrée (le pétrole) par la production d’un flux d’énergie diffuse à stocker (l’électricité). Les contraintes ne sont pas les mêmes. D’autant moins que certains modes de production d’électricité (éolien, solaire) sont intermittents et irréguliers et que l’électrification va consommer des quantités phénoménales de métaux dont les ressources se raréfient elles aussi.

Toutes ces contraintes sont mesurées par l’indicateur du taux de retour énergétique (TRE). Le TRE mesure la quantité d’énergie qui doit être investie pour pouvoir bénéficier d’une quantité supérieure d’énergie. Au début de l’ère du pétrole, le TRE de l’or noir était de 1 :100 (TRE de 100). Il fallait investir un baril de pétrole pour en récolter 100. Aujourd’hui, le TRE du pétrole est de 1 :15 (TRE de 15). Le TRE d’un système énergétique bas-carbone transitionné promet d’être bien inférieur au TRE actuel.

Transition. La transition énergétique implique que, demain, nous aurons moins d’énergie. Nous allons passer d’un monde où l’énergie était abondante et quasi-gratuite à un monde où elle se raréfiera et se renchérira. Deux leviers seulement pourront être actionnés pour limiter l’impact de cette évolution structurelle sur la croissance et le niveau de vie des populations. Le premier est l’innovation technologique grâce à laquelle l’efficacité du système énergétique sera sans cesse améliorée. Efficacité de la production, en augmentant les rendements du système énergétique transitionné bas-carbone. Et efficacité de la consommation par la mise au point de biens et de services moins énergivores. Le second levier qu’il nous faudra actionner n’est autre que celui de la sobriété. Joli mot, mot vertueux, pour désigner l’auto-rationnement, le rationnement volontaire et consenti. Nous ne pourrons pas faire sans.

La crise actuelle ne fait donc que précipiter l’inéluctable marche à la sobriété énergétique. En ce sens, Xavier Piechaczyk, le président du directoire de RTE, a raison de dire que cette crise pourrait être un puissant accélérateur de la transition énergétique. Par une ruse dont l’Histoire est coutumière, cette crise pourrait être considérée comme une chance. Nous contraignant prématurément à une sobriété inéluctable, elle n’impacte que le calendrier. Les éditorialistes comparent volontiers la réaction gouvernementale actuelle à la « chasse au gaspi » décrétée en 1973 pour faire face au premier choc pétrolier.

A l’avenir, l’analogie touchera à ses limites. Car les chocs pétroliers passés étaient dus à des dysfonctionnements de marché. Nous pouvions à l’époque faire la chasse au gaspi en attendant un retour à bonne fortune ; en attendant que les vannes pétrolières se rouvrent en grand. Mais demain, il n’y aura plus de vannes à ouvrir, plus de robinet énergétique à actionner.

La sobriété énergétique n’est pas un accident politique, mais une nécessité physique, une nécessité écologique. La seule question qui se pose face à elle n’est pas de savoir si nous pouvons y échapper, mais si elle sera suffisante et comment faire pour qu’elle le soit. Car dans le cas contraire, le dernier recours sera le rationnement tout court. Ce qui impliquerait un changement de société, pour ne pas dire de civilisation. Pas pour le meilleur lorsque l’on s’est habitué à l’abondance et à la liberté…

Antoine Bueno, Conseiller au Sénat en charge du développement durable et de la prospective, spécialiste de l’utopie (qu’il a enseignée à Science po Paris) et des enjeux technologiques et environnementaux. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages, dont Futur, notre avenir de A à Z (Flammarion).

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