La Somalie entre chaos et espoir

Le conflit qui détruit la Somalie depuis dix-neuf ans donne tous les signes d’entrer dans une nouvelle étape plus désespérée pour la population, plus inextricable sur le plan politique et plus dangereuse pour le monde. La croissance fulgurante du nombre d’attaques pirates au large des côtes de ce pays martyr a abouti à une mobilisation de moyens maritimes importants pour essayer d’enrayer le phénomène. C’est pourtant à terre que s’est jouée sur plus de deux décennies la destruction d’un pays dont certains survivants ont trouvé dans la piraterie un moyen inespéré de sortir de la misère.

Alors que le processus de réconciliation nationale soulevait un certain espoir au début de 2009, l’escalade de la violence dans la capitale et dans le sud du pays risque de détruire les modestes avancées de ces derniers mois. Sans une intervention vigoureuse et concertée d’acteurs extérieurs, la désintégration brutale du pays s’accélérera: les combats continueront de provoquer des flots de déplacés et de fournir un terreau propice aux recruteurs des groupes islamistes radicaux.

Aujourd’hui, le gouvernement de transition est plus faible que jamais. Il ne contrôle que quelques quartiers de Mogadiscio. Partout ailleurs, l’armée et les factions islamistes s’affrontent pour asseoir leur pouvoir. Depuis la dissolution de leur alliance, la lutte a repris entre les deux groupes radicaux Al-Shabaab et Hizb al-Islam. Al-Shabaab, toujours plus étroitement lié au djihadisme international, domine la plupart des villes du sud.

La situation humanitaire dépasse l’imaginable. Près de la moitié de la population, soit 3,6 millions de personnes, dépend de l’aide alimentaire. Près d’un demi-million de réfugiés ont fui vers les pays voisins et plus de 1,3 million de déplacés internes s’entassent dans des camps autour de Mogadiscio. La sécheresse prolongée et les menaces contre le personnel humanitaire ont contribué à produire l’une des plus grandes catastrophes humanitaires du monde.

Les combattants d’Al-Qaida, dont certains viendraient du Pakistan, ont vu juste: l’anarchie et la misère, la polarisation politique attisée par les divergences idéologiques sont pour eux un terrain d’action idéal.

Cette situation abyssale est le résultat d’une série d’échecs politiques et d’opportunités manquées. Au début de l’année, un processus de résolution du conflit paraissait se dessiner enfin. Le «Processus de Djibouti» devait, sous l’égide des Nations unies, permettre le ralliement au gouvernement de transition des mouvements insurrectionnels modérés et d’isoler les groupements radicaux.

Sous la pression des Nations unies, de l’Union africaine, de l’Union européenne et des Etats-Unis, Sheik Sharif, un ancien insurgé rallié au Processus de Djibouti, avait été nommé président du gouvernement de transition. Il semblait honnête d’espérer qu’il puisse rallier à sa cause des groupes jusqu’alors opposés au processus de réconciliation.

Mais Sharif est allé aux négociations sans s’être doté des moyens d’offrir de réels avantages aux insurgés en échange de leur ralliement. De candidat de consensus, Sharif est vite passé au statut de traître aux yeux de ces groupes. Désormais, le gouvernement est plus faible que jamais: acculé dans Mogadiscio, il ne doit sa survie qu’à l’appui des forces internationales.

Or les Etats-Unis et l’Ethiopie ont bloqué les négociations avec les figures majeures de l’insurrection, qu’ils voient comme des terroristes islamistes. En hésitant à s’engager politiquement auprès des insurgés, les Nations unies ont, elles aussi, échoué à jouer leur rôle de médiateur.

Aujourd’hui, Sharif s’est rallié à ceux qui considèrent qu’une intervention armée est la seule alternative après l’échec du Processus de Djibouti. Pris dans la préparation d’une offensive massive contre les insurgés, il ne peut plus faire figure de médiateur. Pourtant l’insurrection est plus divisée que jamais, et sa faction la plus radicale, Al-Shabaab, est soumise à une pression politique grandissante. L’élimination brutale de dissidents politiques et l’application intransigeante de la charia l’ont rendue impopulaire aux yeux de la population.

Le défi du moment consiste à relancer le processus de paix sur une base acceptable pour la ma­jo­rité des Somaliens. Des médiateurs doivent être désignés et il est impératif de reprendre langue avec les insurgés. La Somalie a malheureusement défié depuis des lustres les bonnes volontés médiatrices les plus aguerries…

Le défi du moment consiste à créer un processus de négociation conduit et approprié par les Somaliens. Un processus qui puisse rassembler autour de ses paramètres un large consensus et dans lequel un nombre important de groupes insurgés trouverait son compte. Un processus qui verrait l’Erythrée et l’Ethiopie cesser d’attiser le conflit, et les Etats-Unis, aveuglés par leur peur du terrorisme, stopper leurs livraisons d’armes. Le danger de voir l’interminable conflit somalien finir par déstabiliser ses voisins est plus réel que jamais. La piraterie et ses épisodes rocambolesques occupent nos écrans au point d’y occulter les centaines de milliers de réfugiés au Kenya et les millions de déplacés internes. Eviter que les descendants de ces damnés de la terre ne répondent aux sirènes de l’extrémisme devrait motiver les pays de la région, les grandes puissances et les Nations unies, à remettre avec courage et persévérance l’ouvrage sur le métier et à entreprendre à nouveau le dur labeur de renouer les fils ténus du dialogue, là où tout n’apparaît que charpie et lambeaux.

Alain Délétroz, vice-président pour l’Europe de l’International Crisis Group.