La souveraineté, gain symbolique du Royaume-Uni

Après un divorce, il faut trouver un modus vivendi. C’est ce qui est arrivé le 24 décembre dernier alors que Londres et Bruxelles, déjouant les pronostics les plus pessimistes, ont conclu in extremis un accord commercial et de coopération. Un peu moins d’un an après le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne, celui-ci fixe les conditions d’une nouvelle relation — plus distante, certes, mais peut-être sans rancœur inutile.

Sur le fond, les Européens n’ont cédé sur à peu près rien. L’intégrité du « marché intérieur », qui permet une liberté totale de circulation des biens, des services, des personnes et des capitaux en Europe, est préservée : les Britanniques n’ont pas réussi à détricoter ce marché en fonction de leurs intérêts précis — à obtenir « le beurre et l’argent du beurre ». Le Royaume-Uni restera aligné sur les normes européennes en matière sociale, fiscale et environnementale. La City, la place financière londonienne, perdra une partie de son attrait pour les boursicoteurs continentaux.

De leur côté, les Britanniques ont recouvré toutes les apparences de la souveraineté à laquelle ils tenaient tant : la Cour de justice de l’Union européenne n’aura plus juridiction et les ressortissants européens n’auront plus le droit d’immigrer sans obstacle dans les îles britanniques. Grâce à l’accord, le Royaume-Uni retrouvera graduellement sa pleine souveraineté sur ses eaux territoriales (et poissonneuses). C’est ce qui permet à Boris Johnson de dire à son électorat qu’il a « repris le contrôle ».

Un accord pour moins d’échanges

Il n’empêche qu’on est passé très proche d’un no deal. Politiquement, Boris Johnson avait plutôt avantage à se positionner comme celui qui résistait à Bruxelles et « aux Français », ce que la presse tabloïd l’encourageait d’ailleurs à faire. Sans une pandémie qui s’est réveillée dans les derniers jours au Royaume-Uni, sans la crise économique qui ravage ce pays, il n’est pas certain que Johnson aurait cédé à la dernière minute comme il l’a fait. Le besoin de passer à autrechose a dû se faire sentir de manière impérieuse au 10 Downing Street.

Mais un accord a toujours été probable, et ce, pour deux raisons. D’abord, les sujets les plus fâcheux avaient été écartés d’emblée de la négociation : la liberté de circulation des personnes, que les Britanniques associent à une immigration incontrôlée, et celle des services et des capitaux, qui leur donne un avantage indu en Europe.

Restait à conclure un accord de libre-échange traditionnel sur les marchandises, assorti d’une coopération réglementaire. Même si on doit s’attendre au retour des contrôles douaniers, disparus depuis des décennies au nord de la Manche, il n’y aura ni tarifs ni quotas, ce qui en fait un accord plus ambitieux que l’Accord économique et commercial global (AECG) signé entre l’Europeet le Canada. Les constructeurs aéro-spatiaux et automobiles, dont les chaînes de production sont paneuropéennes, s’en réjouissent, comme les importateurs de fruits et de légumes.

L’accord a toutefois deux caractéristiques singulières. D’abord, c’est un accord de libre-échange qui va aboutir à moins d’échanges. À partir du moment où le Royaume-Uni a décidé de quitter le marché intérieur, cela devenait inévitable. La diminution des échanges aura vraisemblablement un effet négatif, bien que modeste, sur l’économie britannique.

Ensuite, l’accord a une forte dimension symbolique. Celle-ci est liée à la décision du peuple britannique, lors du référendum du 23 juin 2016, de mettre un terme à son expérience européenne. Partant, il ne s’agissait pas simplement de négocier un accord commercial gagnant-gagnant, mais de répondre aux attentes politiques de l’opinion publique. Au Royaume-Uni, d’abord, mais en Europe également.

Pêche et concurrence déloyale

Or, chaque partie avait ses fétiches. Pour les Britanniques, ce fut la pêche, sujet sur lequel les négociations ont bien failli capoter. Économiquement, la pêche ne pèse pas bien lourd dans le PIB britannique : 0,1 %, alors que les services financiers, qui comptent pour 7 %, ont été sacrifiés par Johnson.

Cependant, le référendum de 2016 fut un vote sur la souveraineté et, pour un pays qui se voit depuis cinq siècles comme une puissance maritime, il était impensable de ne pas recouvrer ses eaux territoriales. Résultat : les quotas de pêche seront progressivement rapatriés, ce qui laisse le temps aux pêcheurs néerlandais ou français de s’adapter.

Le fétiche des Européens, ce fut le level-playing field : éviter une concurrence économique déloyale de la part des Britanniques. En vérité, personne ne s’attend à ce que le Royaume-Uni devienne une source de dumping social, fiscal ou environnemental : avec leurs bas salaires et leur conception parfois étrange de l’État de droit, les pays de l’Est exercent une concurrence bien plus problématique.

L’idée que Londres devienne Singapour sur la Tamise est une chimère. Mais en cette ère où le protectionnisme a la cote, il était essentiel que les Britanniques s’engagent à respecter les normes les plus exigeantes. Résultat : l’accord prévoit une superstructure de règlement des différends qui va nettement au-delà des règles de l’Organisation mondiale du commerce.

« Brexiternité »

Ainsi, l’accord commercial et de partenariat permet aux Britanniques et aux Européens d’entamer leur séparation sur la base de principes partagés. Ce n’est qu’un début. Nul doute qu’il y aura des modifications à apporter, des codicilles à signer, et souvent de petites chicanes. Mais, fortement interdépendantes sur le plan économique, assez proches sur les plans culturel et diplomatique, les deux parties sont condamnées à négocier de manière plus ou moins permanente.

Ce qui changera le 1er janvier ? Pas grand-chose en apparence. Même s’ils seront un peu moins riches, les Britanniques n’auront plus à supporter la vue d’un seul drapeau bleu étoilé sur leur territoire (on se demande de quoi les tabloïds parleront). Et même s’ils ne pourront plus profiter d’Erasmus pour étudier à peu de frais dans les universités britanniques, les Européens continueront (malheureusement) à se parler en anglais entre eux.

Frédéric Mérand, Professeur de science politique et directeur scientifique du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal.

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