La Suisse osera-t-elle fâcher la Chine?

La décision que doit prendre le Conseil fédéral concernant l’accueil de deux Ouïgours (des Chinois musulmans), ex-détenus de Guantanamo, est un casse-tête dont la résolution sera révélatrice de ses choix diplomatiques et de l’affirmation ou non de certains de ses principes. Cette décision, pour caricaturer, irritera soit les Etats-Unis et les défenseurs des droits de l’homme, soit la Chine et les représentants des milieux économiques. En d’autres termes, le choix final pourrait être ­déterminé par l’évaluation des moindres dommages collatéraux.

Bien sûr, Berne pourrait s’en sortir par une pirouette en invoquant des problèmes techniques – le prétendu manque d’infrastructures médicales adéquates du Jura pour héberger ces détenus – pour justifier son refus final auprès de Washington. Une solution cynique mais pragmatique, qui limiterait les dégâts potentiels envers les divers acteurs de cette affaire. La Suisse n’en sortirait pas grandie, mais l’intérêt supérieur du pays ­ferait passer la pilule. Ce choix politique – recommandé par deux commissions parlementaires – impliquerait par ailleurs que Berne n’ose pas dire non à Pékin.

Dès lors la question se pose: faut-il craindre de se fâcher avec la Chine et, sinon, quelles en seraient les répercussions? Sur le premier point, la position chinoise a été tout à fait claire. Dans une lettre adressée à Berne le 18 décembre, l’ambassadeur de Chine, Dong Jinyi, a expliqué que les deux Ouïgours en question étaient des «terroristes présumés» membres d’une «organisation terroriste reconnue par le Conseil de sécurité des Nations unies». Le message se conclut ainsi: «Nous ne voulons absolument pas voir cette affaire porter atteinte aux relations Chine-Suisse».

L’affaire est embarrassante au moment où les deux pays sont engagés dans des négociations en vue d’un accord bilatéral de libre-échange. Elle l’est d’autant plus que les deux pays célèbrent ces jours-ci le 60e anniversaire de l’établissement de leurs relations diplomatiques. La décision prise à l’époque par Max Petitpierre relevait d’un certain courage à un moment où le camp occidental cherchait à ostraciser le nouveau géant communiste. La Suisse fut en effet l’un des tout premiers pays à reconnaître le régime de Mao. C’est notamment ce choix qui permet aujour­d’hui encore à la Suisse de jouir d’une excellente image en Chine.

Si la Suisse devait être le premier pays occidental à accueillir des Ouïgours de Guantanamo, il ne fait guère de doute que la Chine fera la démonstration de sa mauvaise humeur, d’autant que la situation au Xinjiang (lieu d’origine des Ouïgours) demeure sous très haute tension. Quels en seraient les répercussions concrètes? A en juger par le précédent de l’«affaire» de la place Fédérale, en 1999, lorsque le président Jiang Zemin avait déclaré que la Suisse avait perdu un ami après avoir été sifflé par des manifestants pro-Tibet, pas grand-chose. Tout au plus la Chine avait-elle retardé l’ouverture du marché du tourisme suisse à ses ressortissants. Il ne faut donc pas exagérer, comme peuvent parfois le faire les milieux d’affaires, les supposées mesures de rétorsion chinoises.

Il faut toutefois ajouter que le monde a changé depuis 1999. Nous assistons désormais à l’affirmation parfois brutale de la puissance politique chinoise. Pékin est de moins en moins disposé à recevoir des leçons de l’Occident sur des questions touchant à sa souveraineté (Tibet, Xinjiang, Taïwan) ou aux droits de l’homme. Cette nouvelle intransigeance s’est notamment traduite par des peines très lourdes infligées à des militants (Liu Xiaobo, Hu Jia, disparition de l’avocat Gao Zhisheng) que l’on pensait en partie protégés par leur notoriété en Occident. Si la Chine a pu par le passé se montrer plus flexible sur ces questions, c’est qu’elle était en position de demandeur. Maintenant qu’elle a accédé à l’OMC, obtenu les JO et l’organisation d’une Exposition universelle à Shanghai en 2010, elle est beaucoup moins sujette aux pressions extérieures.

La poursuite de la spectaculaire croissance économique chinoise se traduit par ailleurs par l’affirmation nouvelle de sa puissance politique. Pékin entend bien à présent faire entendre sa voix dans la redéfinition de l’architecture internationale. Dans le même temps, on assiste à une crispation politique de la part d’un régime qui demeure bien moins sûr de lui qu’il n’y paraît. Dans un climat économique mondial détérioré, les querelles vont grandissant sur fond de repli protectionniste. Mais l’affaire n’est pas qu’économique. Depuis quelques semaines, la notion de «clash des valeurs» fait son grand retour. Le révélateur de ce malaise a été l’annonce récente de Google de ne plus se soumettre à la censure chinoise. Pour la première fois de façon aussi spectaculaire, l’une des entreprises les plus emblématiques de la nouvelle économie refuse de se soumettre au diktat du modèle chinois de «capitalisme autoritaire». De nombreux observateurs y voient l’aube d’une confrontation inévitable entre Pékin et Washington.

C’est dans ce contexte particulier que Berne se retrouve aujourd’hui à devoir en quelque sorte choisir entre l’un et l’autre de ces deux camps sur une question justement de valeur, à savoir celui du droit d’asile accordé à deux individus jugés «non dangereux» par Washington ainsi que des experts suisses et qualifiés de «terroristes» par Pékin. Le défi est dès lors de ne pas se laisser enfermer dans une logique stérile de confrontation de type idéologique. Mais il est tout aussi nécessaire de réaffirmer aujourd’hui, sans détour, les divergences politiques qui peuvent opposer Berne et Pékin et au besoin savoir dire non aux pressions. C’est un langage que comprennent les Chinois.

Frédéric Koller