La Syrie, un pays découpé en fiefs

Complexe et tragique, la guerre en Syrie ne ressemble à aucune autre depuis la fin de la seconde guerre mondiale, non seulement à cause de son extrême violence, mais de son image ambiguë et de la mutation de son essence qui, il faut bien l’admettre, est aujourd’hui bien différente de ce qu’elle fut en 2011.

D’ailleurs, rien n’a plus de sens dans cette guerre barbare, alors que les Russes et Assad clament leur victoire à Alep après l’avoir détruite, que les Iraniens s’apprêtent à maîtriser la vallée du Barada et la banlieue de Damas et se répandent dans la capitale comme si c’était la leur, que les bases américaines essaiment dans la région des Kurdes, que l’armée turque affirme son hégémonie sur certains territoires syriens et que les bases militaires russes prennent leur ancrage sur le littoral.

Il ne s’agit pas d’un partage virtuel sur une carte géographique, mais d’une réalité qui se déroule ouvertement ! La Syrie historique est découpée en zones de pouvoir, en bases militaires et en champs de bataille pour l’organisation Etat islamique qui s’avère être le monstre le plus horrible, le plus performant parmi les autres monstres qui l’ont engendré et qui alimentent cette guerre. Si les Syriens et le radicalisme grandissant dans le monde entier constituent les outils du Mal et ses victimes les plus directes, les artisans de ce Mal restent calés dans leur image étincelante de grandes puissances qui prétendent combattre le terrorisme et qui, partant, accomplissent un vertigineux effondrement éthique des droits de l’homme à l’échelle de l’humanité.

Cet écroulement a permis aux Russes, alliés d’Assad, de reprendre Alep aux brigades armées de l’opposition sous prétexte de combat contre le terrorisme. Au fond, ces brigades n’ont plus rien à voir avec celles qui s’étaient soulevées contre Assad en 2011 et dont la situation est devenue tellement embrouillée et chaotique que tout rapprochement avec les valeurs révolutionnaires et démocratiques initiales est désormais interdit. La véritable image c’est qu’Assad et les Russes ont anéanti Alep avant de la vaincre, et que l’image de la mort, de la destruction et des bombardements a cédé la place à une image de victoire et de force. L’image réelle de l’occupation et de la tutelle russe sur Alep avec un accord international flagrant a été occultée. Une fois les habitants d’Alep chassés, la police militaire russe est descendue dans les rues de la ville, triomphante.

Dans la région de Damas, les Iraniens agissent de même. Ils s’apprêtent aujourd’hui à conclure un accord avec les brigades armées, après avoir bombardé Ayn Al-Fijeh, la source de la vallée du Barada, qui alimente en eau la ville, laissant la plus ancienne capitale vivante au monde sans eau pendant des jours. Les séquelles qui menacent encore la vie des habitants ne comptent pas, alors que les Iraniens se préparent à clamer victoire et à recevoir leur part du partage de la Syrie massacrée.

Tous ces événements ont lieu en direct grâce aux médias modernes. Or ces derniers sélectionnent ce qui convient le mieux à leur vision et à leur manipulation de l’opinion mondiale, faisant fi des cadavres des Syriennes et des Syriens déchiquetés par les bombardements sous les regards du monde entier. Tout à la victoire des Russes et des Iraniens, le monde n’a pas vu les images des enfants aux membres amputés, des femmes arrachées à leur foyer, des bâtiments effondrés et des victimes enterrées sous les décombres. Il n’a vu que la victoire de la machine militaire sur le terrorisme, cette même machine qui ne cesse d’engendrer encore plus de radicalisme et de terrorisme.

Tragédie sanglante

Le monde regarde le spectacle noyé dans le sang avec indolence, frayeur et un soupçon d’inquiétude, rasséréné quand même qu’il se déroule au loin. Et, croyant que les crimes perpétrés en Syrie sont une affaire d’assainissement et d’éradication de la brutalité qui risquerait de se rapprocher, il considère que l’image du terrorisme – cultivée et montée en épingle par Assad et ses alliés – justifie entièrement cette guerre barbare. Le monde semble avoir oublié l’origine des images violentes et fulgurantes des victimes.

D’ailleurs, le défilement accéléré des images est inhérent au mécanisme d’effacement de la mémoire : les Syriens ont manifesté pacifiquement il y a six ans en revendiquant des réformes démocratiques, la libération des prisonniers politiques et l’abolition de l’état d’urgence. Quel en fut le résultat ? La moitié de la population est disséminée dans les pays de l’exil ; les militants civils meurent sous la torture dans les prisons d’Assad, les intellectuels, menacés et pourchassés, ont émigré ; les jeunes qui ont brandi les fleurs pour réclamer la liberté et la démocratie ont été liquidés par les snipers ; les villes qui s’étaient soulevées ont été bombardées par les avions ; l’armée a occupé les rues ; la majorité des infrastructures du pays ont été détruites ; Daech et les brigades djihadistes ont pris possession des régions qu’Assad a quittées lorsque les frontières turques et irakiennes leur ont été ouvertes et que les groupes islamistes ont été inondés par l’argent et les armes ; l’armée libre a perdu tout soutien, et ses leaders ont été assassinés.

Coalition internationale

Soudain, par le biais de l’Iran puis de la Russie, le monde s’est invité dans cette tragédie sanglante, non pour empêcher le dictateur d’assassiner ses concitoyens, mais pour le soutenir militairement. Une coalition internationale a été montée pour venir à bout de Daech, or ce dernier ne cesse de se développer, Assad et ses alliés gouvernent les régions qui ne sont pas entre ses mains, et le nombre des extrémistes a grandi à cause de la violence quotidienne, des bombardements et des massacres chimiques. Tout espoir de sortie de ce tunnel obscur s’est dissipé. L’image des femmes qui constituaient le premier rang de la révolution a disparu, remplacée par l’étendard noir et par les slogans religieux.

La communauté internationale assiste à ce spectacle depuis le début, elle a permis au tyran d’assassiner le passé, le présent et l’avenir. Que pouvons-nous espérer de la mince lueur au fond du tunnel syrien annoncée aujourd’hui par les Russes ? « Il est temps d’envisager une solution politique ! » Non, les Syriens n’ont rien à espérer avant que les intérêts des Russes, des Iraniens et des Turcs ne s’accordent, avec la bénédiction des Américains.

Il faut bien admettre que le crime éthique de démantèlement du pays et de son partage ostentatoire en fiefs n’est que le premier pas sur le long chemin du Mal avec lequel le monde semble avoir rendez-vous à l’ère du post-néolibéralisme. En attendant, les Syriens n’oublieront pas que le dictateur a été la voie qui a détruit le pays et qui l’a morcelé en zones militaires qui se battent pour affirmer leur pouvoir. Ils n’oublieront pas que leur rêve d’une Syrie démocratique est encore loin, à l’autre bout de ce long chemin.

Samar Yazbek est une écrivaine et journaliste syrienne. Réfugiée en France depuis 2011, elle est notamment l’auteure des « Portes du néant » (Stock, 2016). Traduit de l’arabe par Rania Samara.

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