La tragédie de Lampedusa : s'émouvoir, comprendre, agir

S'émouvoir bien sûr. 130 morts et 200 disparus, tel est le bilan à ce jour du naufrage en Méditerranée d'une embarcation où s'étaient risqués des migrants d'Afrique de l'est, somaliens et érythréens principalement, moyennant un coût élevé payé à un passeur. Le pape s'indigne, la maire de Lampedusa en larmes dit qu'il faut que cette tragédie se traduise en images sinon elle n'aura pas existé, et le gouvernement italien donne la mesure du drame en annonçant une journée de deuil national. Le temps de l'émotion est largement mérité pour toutes celles et ceux qui sont déjà morts en Méditerranée ces dernières années, sans sépulture le plus souvent ni commémoration, au moins 16 000 personnes depuis 20 ans, comme il est mérité pour les survivants qui ont affronté l'horreur de la traversée mais aussi les conditions déplorables de la clandestinité dans laquelle les administrations européennes ont décidé de les enfermer.

Car créer des "clandestins", c'est bien la décision d'un État (qui peut aussi bien décider, dans un autre contexte, de les "régulariser"). Combien d'émotion faudra-t-il pour qu'on arrête de s émouvoir et qu'on commence à réfléchir aux dispositifs mortifères que l'Europe a mis en place depuis la fin des années 1990 contre les migrants pour faire le tri excluant les indésirables (ils viennent surtout des pays dits "du Sud"), les rejetant violemment ou les maintenant dans une clandestinité propice à la surexploitation de leur travail, ou en attente dans des camps ? Il est vrai qu'il y a un retard de reconnaissance face à l'ampleur des dégâts humains de cette "guerre" du nouveau siècle, une guerre qui passe par l'emmurement des territoires et le contrôle des flux migratoires. Incluons donc aussi dans l'émotion de ce 3 octobre 2013 toutes celles et ceux qui entre février et juin 2011, durant les premiers mois des révoltes arabes, ont péri dans le "Mur" Méditerranée – 1 500 morts selon le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) ? Sans faire beaucoup de bruit.

LES MORTS DE LAMPEDUSA ÉTAIENT ÉVITABLES

La chasse à l'étranger est terriblement meurtrière. Ces dizaines de corps sans nom doivent être retrouvés, il faut remonter les cadavres à la surface "pour les renvoyer à leur famille" comme le demande les sauveteurs parce que, eux, les plus près de la vérité de ces corps, savent que chacun est unique, homme ou femme, jeunes gens et enfants et que personne n'est réductible à l'assignation identitaire par laquelle on le désigne. Ni "immigrés" (puisque sans arrivée) ni "réfugiés" (ils n'on pas pu faire de demande d'asile) ni "clandestins" (le droit n'a pas statué sur leur condition), ils sont morts en migration, pendant le déplacement. Or c'est précisément cette mobilité, pourtant chérie et valorisée comme la marque d'un monde cosmopolite moderne et fluide lorsque nous parlons de nos vies, qui est la cible des polices et des gouvernements nationaux lorsque nous parlons de celles des "autres". Et la mobilité est encore la question centrale, associée à celle de l'égalité, lorsque nous nous interrogeons sur la formation et le partage d'un "monde commun" à l'échelle... du monde.

Comprendre, donc, en prenant le temps. Les politiques publiques de dissuasion de la migration ont été coordonnées au niveau européen à partir du début des années 2000. La France, la Grande-Bretagne, l'Allemagne et l'Italie, avec à ce moment-là la collaboration du HCR, ont commencé à imaginer les règlements limitant l'exercice du droit d'asile (déclaré en 1948), le réduisant dans certains pays à néant, et le contrôle accru des migrations et des frontières (création de l'agence de police européenne Frontex en 2005). Outre les mesures administratives et la construction de murs et grilles empêchant les passages, le développement des propagandes contre l'étranger en général a été la marque de la plupart des gouvernements des pays européens. La France n'est pas en reste et l'invention permanente d'un "étranger" abstrait, fantomatique et repoussoir – qu'il soit nommé, selon les circonstances, africain, afghan ou rom – y a répandu de haut en bas la xénophobie comme idéologie d'État, bonne à penser, "gouvernementalement correct". Les élites politiques prennent une responsabilité considérable lorsqu'elles désignent cet étranger-là comme le coupable d'une crise économique, ou une menace pour la nation. Les morts de Lampedusa étaient évitables. Ils sont le produit direct des propagandes gouvernementales européennes contre l'étranger. Avec pour effet d'une part une criminalisation de la migration et des migrants, qui anticipe toute réalité juridique, et d'autre part le recours périlleux aux passeurs et à une économie de la prohibition pour tous ceux pour qui la mobilité continue d'être, quoi qu'on fasse, une solution vitale.

Cependant cette hostilité des gouvernements européens n'est qu'une petite part de l'expérience de la mobilité internationale de ces derniers mois. Si les quelques dizaines, tout au plus, de Syriens qui tentent d'être accueillis en France ne trouvent que le harcèlement policier en réponse et manifestent pour demander à partir en Angleterre, ils ne représentent évidemment pas une "invasion" de migrants. En revanche, les pays limitrophes de la Syrie marquent une solidarité sans comparaison avec les déplacés syriens, à l'image du Liban qui en accueille près d'un million (pour quatre millions d'habitants au Liban !), et la Jordanie un demi-million. Une solidarité qui fut exercée par la Tunisie en 2011 à l'égard des migrants venant de Libye, parmi lesquels de nombreux Africains. Et aujourd'hui encore, les Somaliens se dirigent principalement dans les pays limitrophes, vers le Kenya notamment. Ils sont 450 000 dans le camp de réfugiés de Dadaab au Nord-est de ce pays.

NE PLUS TRAITER EN FRANCE LA QUESTION DES ÉTRANGERS COMME UNE AFFAIRE DE POLICE

Agir, vite. Ce qui se passe au sud de la méditerranée, en Libye, au Proche-Orient, en Égypte, pourrait être l'occasion de manifester une solidarité internationale. Plusieurs gestes sont possibles, rapidement, ils ne remettraient absolument pas en cause les équilibres démographiques et économiques, et donneraient à l'Europe une place autrement importante dans la vaste région qui la relie historiquement à la Méditerranée, au Proche-Orient et à l'Afrique. En France par exemple, la question des étrangers, des réfugiés et migrants est traité comme une affaire de police, ce qui vient d'être confirmé par la création le 2 octobre dernier au sein du ministère de l'intérieur de M. Valls d'une "Direction Générale des Étrangers en France". La transférer au ministère des affaires étrangères, marquerait le début d'un engagement vers un changement de regard, vers le point de vue politique de la reconnaissance et de la solidarité. Mettre en œuvre rapidement des voies légales pour l'immigration permettrait d'affaiblir le poids de la clandestinité et ses risques. Cela peut se faire en participant activement au programme de réinstallation du HCR pour les réfugiés syriens au Proche-Orient, africains sub-sahariens en Libye ou au Maghreb ; ou en activant des règlements existant déjà à l'échelle européenne comme le statut de "protection temporaire" (directive européenne de 2001) ou de "protection subsidiaire" (directive européenne de 2004).

Sans résoudre la question centrale du droit à l'égalité dans la mobilité, ces mesures donneraient un signe d'humanité. Elles diraient qu'il n'est pas indispensable de risquer sa vie encore, pour espérer la sauver. Le début d'une autre politique migratoire.

Par Michel Agier, anthropologue, directeur de recherche à l'Institut de recherche pour le développement et directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales.

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