La tragédie d’Idlib est un défi pour l’Europe

Qui s’intéresse encore à la Syrie ? Quelques belles âmes sans doute, ou ceux dont c’est le métier dans les chancelleries ou les rédactions, mais plus grand monde parmi les responsables politiques. L’agonie de la province d’Idlib est à cet égard caractéristique. On sait par les journaux que depuis la mi-décembre 2019 une offensive combinée des forces du régime de Damas et de l’aviation russe a jeté sur les routes plus de 600 000 personnes, principalement des femmes et des enfants ; ces personnes viennent souvent d’autres régions du pays reconquises par le régime dans des conditions comparables. Dans cette province d’Idlib comme ailleurs, des villes entières sont rasées. Les avions russes détruisent des dizaines d’hôpitaux ou de structures médicales, en violation du droit humanitaire, mais cela fait figure désormais de « nouvelle normalité ».

Les mieux informés n’ignorent pas que la Turquie est résolue à fermer hermétiquement ses frontières et il n’y a pas d’échappatoire pour fuir cet ultime bastion rebelle résistant encore à l’emprise de Damas. La région est tenue par un éventail de groupes armés probablement dominés par quelque 20 000 à 25 000 djihadistes affiliés au groupe Hayat Tahrir Al-Cham (HTS) ou à d’autres organisations. Un cessez-le-feu précaire suspendait les combats depuis des mois à la suite d’un accord entre Poutine et Erdogan. Les Turcs ont installé des postes militaires avancés. Les Russes constatent cependant que la Turquie n’a pas rempli sa part du contrat, qui consistait à combattre puis à éliminer, avec l’aide des rebelles non djihadistes, les extrémistes de HTS, lesquels comportent dans leurs rangs un certain nombre de russophones.

Une escalade entre Ankara et Damas s’esquisse

On ne voit pas dans ces conditions ce qui pourrait retenir Moscou de laisser le régime reconquérir Idlib, ou plutôt de l’aider dans cette entreprise, quel que soit le prix à payer pour la population civile. M. Erdogan – dont des soldats ont été tués dans l’aventure −, envoie des renforts et menace le régime syrien de foudres terribles. Une escalade entre Ankara et Damas s’esquisse. Beaucoup d’observateurs pensent cependant qu’au mieux la Turquie obtiendra un arbitrage de la Russie lui laissant une zone tampon le long de sa frontière, afin de lui permettre là comme ailleurs plus à l’est de fixer les personnes déplacées.

Pour les Européens, il est tard, bien tard, pour prendre une initiative sur Idlib. Plusieurs raisons devraient pourtant les y pousser. Cette lointaine province montagneuse de la Syrie est en réalité à nos portes. Elle jouxte la Turquie, voisine immédiate de l’UE. Le drame qui s’y déroule est la négation des valeurs sur lesquelles l’Europe s’est construite. L’opinion publique, bien que silencieuse, y est plus sensible qu’on ne le croit. De plus, Idlib recèle le risque évident d’un enchaînement conduisant à de nouveaux afflux importants de réfugiés sur notre continent. Il y a tout lieu de penser, en outre, que le dénouement par la seule force militaire et la coercition, tel que souhaité par Damas, Moscou et Téhéran, loin de résoudre le problème djihadiste, créera les conditions d’un enracinement du terrorisme. Mais que faire ?

Des dissensions se font jour entre la Russie et la Turquie

Peut-être faut-il profiter des dissensions qui se font jour entre la Russie et la Turquie, cette dernière toujours membre de l’Alliance atlantique. Les Européens, en concertation avec Washington, ont le devoir d’amplifier leur plaidoyer en faveur d’un cessez-le-feu. Pour rendre leur appel crédible, ils devraient préparer une grande opération d’aide humanitaire, mais celle-ci devrait être couplée à une offre touchant à la lutte contre les groupes djihadistes.

Il y a dans le cas de la province d’Idlib un trait particulièrement marquant. J’ai bien connu la ville de Maarat Al-Nouman, qui vient de tomber entre les mains du régime – et dont il ne reste plus une pierre debout. Or ses habitants, s’ils s’étaient rebellés contre Assad, avaient aussi chassé les djihadistes. C’était également le cas dans beaucoup d’autres localités de cette région. Autrement dit, en bombardant les civils et en les jetant sur les routes, on les rejette du côté des terroristes – alors qu’une stratégie de contre-insurrection intelligente aurait pu consister précisément à s’appuyer sur la population civile (et les groupes rebelles modérés) pour isoler les djihadistes, première étape avant de les réduire.

Bien sûr une telle stratégie est très difficile à mettre en œuvre. Les Turcs n’y sont pas parvenus, si tant est qu’ils l’aient vraiment essayé. Elle reste en tout cas infiniment préférable à la stratégie de la terre brûlée qui est celle du régime syrien et de ses parrains. Au point où en sont les choses, les forces d’Assad contrôlent environ un tiers de la province d’Idlib. Il pourrait être acceptable pour la Russie – afin d’éviter une détérioration de ses relations avec la Turquie – de geler pour un temps la situation.

Pour la zone encore non contrôlée par le régime, les Européens et les Américains pourraient proposer à la Russie et à la Turquie une concertation visant à donner une chance à une stratégie de contre-insurrection ménageant cette fois la population civile, retournant en fait celle-ci et les groupes modérés restant contre les djihadistes. Le monde des humanitaires est légitimement réservé à l’égard des stratégies combinant aide aux populations et opérations militaires ou antiterroristes. Dans le cas désespéré d’Idlib, c’est pourtant l’ultime chance de traiter le drame en cours.

Une telle option suppose bien sûr que les Européens – et les Américains – soient disposés à contribuer par des moyens techniques (renseignement et capacité de frappes) à cette nouvelle stratégie antiterroriste, en partenariat avec la Turquie et en concertation avec la Russie. Au moment où l’on parle tant de renforcer la défense européenne, n’est-ce pas un projet que le président de la République pourrait défendre à la conférence de Munich sur la sécurité à la fin de cette semaine ?

Michel Duclos est conseiller spécial à l’Institut Montaigne. Ancien ambassadeur en Syrie (2006-2009), il est l’auteur de La Longue Nuit syrienne (éd. de l’Observatoire, 2019).

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