La transidentité ne se choisit pas, elle se subit

Je suis une femme. Mais je ne l’ai pas toujours été. Je suis née homme. Je ne me suis jamais sentie appartenir au « cercle » des hommes, mais plutôt à celui des femmes. J’ai compris très tôt que ma conviction intime d’appartenir à l’autre sexe ne régresserait jamais ; qu’au contraire, elle irait croissante ; que ce n’était pas à mon être de changer mais à mon corps ; que je devais passer d’un corps à l’autre pour être reconnue socialement comme femme.

J’ai vécu pendant cinquante ans à côté de moi-même, dans une vie qui n’était pas la mienne, dans une forme de mensonge social. Et puis un jour, je me suis laissée emporter par une vague qui m’a amenée sur les rives inconnues de la féminité. Sans que je le décide. La transidentité ne se choisit pas. Elle se subit. On naît avec. La vie nous met ça dans nos valises à la naissance. Et elles sont lourdes à porter, ces valises. Certains, certaines n’y arrivent pas. Ils choisissent parfois l’ultime solution qui mettra fin à leur souffrance : le suicide.

La transidentité ne se choisit pas, elle se subitLaissons ici la description du parcours transitionnel. Disons simplement que l’histoire ne s’arrête pas lorsqu’on arrive sur l’autre rive ; au contraire, elle commence. J’ai dû apprendre en peu de temps ce que les femmes cisgenres [une personne dont l’identité de genre est en concordance avec son sexe déclaré à l’état civil] mettent des années à découvrir. Je suis devenue une femme… avec cinquante ans de retard.

Vivre les différences

Au fur et à mesure que ma vie s’équilibrait, j’ai commencé à vivre les différences qui existent dans la société suivant que l’on est un homme ou une femme. Des différences qui deviennent criantes quand on a vécu ces rapports des deux côtés. L’égalité entre les sexes n’existe pas. Elle l’est peut-être en droit, mais pas en usage. Pas plus qu’elle n’existe dans les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes. C’est banal de le dire. Cela l’est moins de le vivre des deux façons.

Dans le passé, j’ai été proche des mouvements féministes, j’ai manifesté pour l’égalité des droits, contre les violences faites aux femmes et pour le droit à disposer de son corps librement. Mais c’était un soutien intellectuel et politique. Que savais-je réellement de leurs causes ? Comment pouvais-je éprouver la douleur d’être face à la réalité d’un enfant non désiré sans possibilité médicale ? D’être discriminée ? D’être violée ? En tant qu’homme, blanc, athée et hétéro, je n’avais jamais été discriminé. C’était abstrait.

Aujourd’hui, je sais ce que c’est. Je sais ce que c’est que d’avoir peur d’être seule ; que de voir des portes se fermer là où, avant, elles s’ouvraient sans difficulté ; que d’être atteinte dans l’intégrité de mon corps pour satisfaire à une irréversibilité obligée à des fins administratives ; que de voir mes compétences contestées là où elles étaient reconnues – et cela uniquement parce que je suis une femme.

Transphobie

Dans mon métier, cela en devient parfois risible. Alors que j’ai dessiné l’avenir de grandes villes, gagné des concours internationaux et construit des centaines de logements, on me reconnaît tout juste aujourd’hui la compétence du choix des couleurs. Quand je dis que je suis architecte, j’ai droit quasi automatiquement à la question supplémentaire : « D’intérieur ? » Une femme architecte est forcément une architecte d’intérieur.

J’ai perdu des contrats professionnels parce qu’on ne voulait pas d’une trans sur un chantier. Sans que cela ne soit jamais dit en face, évidemment. Comme pour des centaines de trans, qui voient les portes de l’embauche se fermer parce qu’elles ou ils ont des papiers qui ne correspondent pas à leur apparence. On ne leur dira jamais que c’est parce qu’ils sont trans, mais pour n’importe quelle autre raison juridiquement correcte.

J’ai croisé la transphobie, pas toujours là où on l’attend, quand de jeunes trans viennent chercher refuge parce que leurs parents les ont chassés du domicile familial. La première expression de la discrimination se trouve au sein de la famille. Refuser la remise en cause de ce que les parents appellent la « normalité », être rejeté, voire déshérité, en sont les manifestations premières. Ce sont des violences qui ne font pas couler le sang mais qui laissent des cicatrices encore plus profondes.

Plafonds de verre

J’ai aussi découvert la séduction féminine. Et la différence qu’il y a quand un homme (ou une femme) regarde un homme et quand il (ou elle) regarde une femme. Je n’avais encore jamais croisé le regard d’un homme quand il désire une femme ou celui d’une femme quand elle désire une autre femme. Etre draguée quand on a été dragueur… Devenir homosexuelle, alors que j’étais hétérosexuel, simplement parce que j’ai continué à aimer les femmes. Ce qui était normal hier est contesté aujourd’hui.

Des gestes naturels, comme embrasser une femme dans un lieu public, sont devenus du jour au lendemain quelque chose pouvant choquer. Les amoureux des bancs publics ont intérêt à être hétérosexuels.

Et puis, il y a les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes. Cette algèbre complexe qui a toujours favorisé le premier au détriment de la deuxième. L’homme s’est arrogé et s’arroge encore la capacité d’exercer le pouvoir. Par une sorte de destin historique et naturel, il a toujours considéré que ce rôle social lui revenait sans partage. J’ai tapé dans ces plafonds de verre qui protègent l’exercice du pouvoir masculin.

Je ne me rendais pas compte du « privilège » qui était le mien. En devenant une femme transgenre, je l’ai perdu, et c’est à ce moment-là que j’ai pris conscience de sa réalité. Une réalité inacceptable à mes yeux, qui m’a rendue plus féministe que les féministes. J’imagine le cas inverse d’un homme transgenre. Pour lui, découvrir le monde en entrant dans le cercle des hommes, c’est comme gagner au loto. Du jour au lendemain, il fait partie de l’équipe dominante pour laquelle tout est organisé. Voudra-t-il y renoncer ?

Contextualisation du genre

Depuis une cinquantaine d’années, ce schéma est battu en brèche. Et les personnes transgenres n’y sont pas étrangères, dans le sens où elles sont à l’origine de la question du genre.

Il faut remonter à l’après-guerre, aux travaux du Dr Harry Benjamin (1885-1986), pour en trouver les premiers contours. Cet endocrinologue américain, confronté à des patients hommes réclamant des traitements hormonaux féminisants, réalise que des hommes peuvent être biologiquement hommes et se sentir intérieurement femme. Il pose le genre comme un concept permettant d’envisager l’indépendance de la masculinité ou de la féminité par rapport au sexe biologique.

Une telle conceptualisation met rapidement en cause le vieux modèle en ce qu’elle permet d’établir que le genre n’est pas « naturellement » déterminé par le sexe et qu’il se définit par rapport à autre chose qui est de l’ordre du social et du culturel. Elle s’oppose au déterminisme ancestral qui veut que les critères naturels du sexe définissent le genre. La définition du genre devient contextuelle. Elle évolue au fur et à mesure qu’évolue la culture d’une société.

Ainsi, si les genres et, par conséquent, les rapports entre hommes et femmes ne relèvent plus de la nature mais au contraire du contexte social à un moment donné, il devient possible de les transformer. Les inégalités ne sont plus inéluctables, pas plus que les rapports de pouvoir entre hommes et femmes. Un nouveau paradigme se construit sur ce rejet des causes naturelles. Il permet de contester l’organisation d’une société naturellement genrée qui avait traversé jusqu’ici l’histoire sans opposition. Il autorise la déconstruction de la légitimité naturelle qui a justifié pendant des décennies les rapports dissymétriques et inégalitaires entre les sexes.

Union des forces

Dans les espaces qui s’ouvrent alors devant eux, les mouvements contestataires et notamment féministes des années 1970 vont rapidement s’engouffrer. L’émancipation de la femme est définitivement en route et ne s’arrêtera plus car il n’y a plus de raisons légitimes pour la freiner, à part celles venant des arrière-gardes conservatrices.

Le chemin sera encore long. Après la première vague du féminisme à la fin du XIXe siècle pour la conquête de l’égalité des droits, après la deuxième vague au XXe pour le droit à disposer librement de son corps, une troisième vague se forme. Elle devra emporter les dernières résistances pour que s’affirme le rôle de la femme dans la société. Ce n’est pas tout de faire entrer des femmes à l’Assemblée nationale, encore faut-il qu’elles accèdent aussi aux postes de commandement. Et qu’elles ne refusent pas la compétition si chère aux hommes.

Cette dernière vague devra aussi faire admettre que la parole d’une femme a le même poids que celle d’un homme, et qu’elle est également audible. Ces nouveaux combats sont à mener par les femmes et par les hommes réunis dans une même dynamique. Les conquêtes historiques ont été obtenues par les femmes seules. La maturité sociale actuelle plaide pour l’union des forces. L’histoire s’est largement écrite sans les femmes, l’avenir ne le sera pas sans elles.

Olivia Chaumont, née en 1950, est l’auteure du livre « D’un corps à l’autre » (Robert Laffont, 2013), dans lequel elle raconte sa transition d’homme à femme. Inscrite au Grand Orient de France depuis 1992, elle change de sexe en 2007 et, trois ans plus tard, devient la première femme officiellement membre de cette obédience maçonnique.

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