La troisième vague du féminisme est tout sauf conservatrice ou puritaine

Le viol est un crime, certes. Mais la drague insistante peut incarner une forme de harcèlement sexuel, si répétée, ou mener à un éventuel viol. La malencontreuse tribune « Des femmes libèrent une autre parole » (Le Monde du 10 janvier) banalise les violences sexuelles.

Faut-il s’en étonner ? Pas vraiment. Chaque vague de dénonciation a engendré une réponse systématiquement négative. La féministe américaine Susan Faludi avait appelé ce phénomène backlash (« retour de flamme »). Voilà pourquoi un tel texte est problématique. Il y a plusieurs confusions théoriques et pratiques qui méritent d’être clarifiées.

« Alors qu’ils n’ont eu pour seul tort que d’avoir touché un genou, tenté de voler un baiser, parlé de choses intimes », disent-elles. Ces exemples anecdotiques sont utilisés pour dénigrer une vague de dénonciations importante. Cette rhétorique incarne une forme de sophisme répandue, la généralisation hâtive. Comment disqualifier un mouvement capital ? Utiliser une ou deux anecdotes, édulcorer une problématique et banaliser. Ces « petites » violences peuvent incarner des formes de harcèlement sexuel ou d’agressions sexuelles.

« Les signataires banalisent les agressions sexuelles »

De plus, faut-il rappeler aux signataires de la lettre quelques notions juridiques ? L’agression sexuelle est un délit puni par les articles 222-27 à 222-30 du code pénal qui se définit comme suit : « Constitue une agression sexuelle toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise. »

Autrement dit, l’agression sexuelle peut en effet comprendre des attouchements sexuels, des baisers forcés, des caresses non consenties. Les signataires de la lettre banalisent non seulement le harcèlement sexuel, mais les agressions sexuelles autres que le viol. Il semble bien navrant de constater que le viol est encore et toujours considéré comme la seule et unique agression sexuelle légitime d’être dénoncée. Cette argutie relève d’une perspective passéiste et dépassée qui frôle le conservatisme social et juridique.

En banalisant les violences sexuelles à l’aide d’une rhétorique aussi simpliste, les auteures de la lettre culpabilisent des milliers de femmes, jeunes et moins jeunes, victimes d’agressions sexuelles qui auraient souhaité porter plainte ou dire « moi aussi ». Que des femmes utilisent leur capital symbolique pour occuper l’espace public et semer une telle culpabilisation, c’est non seulement honteux, mais irresponsable.

Les auteures de cette tribune s’insurgent et croient entrevoir rien de moins qu’une chasse à l’homme. On accuse les femmes qui ont contribué au mouvement «  Moi aussi » de faire preuve d’une forme de puritanisme ou de conservatisme et d’encourager les ennemis de la liberté sexuelle. Cette idée semble pour le moins grotesque.

Il me semble un peu approximatif, voire obtus, conceptuellement et sociologiquement, de prétendre que les femmes qui ont dénoncé les agressions sexuelles qu’elles ont vécues encouragent le conservatisme. La troisième vague du féminisme est tout sauf conservatrice ou puritaine. Le leitmotiv ou l’impératif le plus fondamental de ce courant est que « notre corps nous appartient ». Ce slogan s’incarne notamment à travers la pratique d’une sexualité libre, certes, mais aussi consentante.

C’est, après tout, la base de la notion philosophique de liberté, l’absence de contrainte qui puisse faire du tort à autrui. Autrement dit, on peut vivre sa sexualité librement sans être abusée. On peut aussi dénoncer une agression sexuelle tout en ayant une sexualité libre et en défendant la liberté sexuelle. Prendre part à un mouvement social de libération, c’est opter pour une voie progressiste, plutôt que passéiste.

Délégitimisation du mouvement

Mais l’argumentaire réducteur ne s’arrête pas là. Les auteures se scandalisent, puisque des éditeurs demandent à « nos personnages masculins » d’être moins sexistes. Voilà encore un sophisme évident, le lien causal douteux. Parce que des femmes auraient dénoncé des agressions sexuelles, il y aurait un impact sur les choix scénaristiques. Il y a généralisation hâtive, en plus d’un lien corrélatif plutôt ridicule.

En quoi le fait que des femmes aient porté plainte pour agressions sexuelles influence-t-il directement le choix éditorial d’un scénariste ? Peut-être est-ce plutôt la culture globale qui amène le scénariste à se poser des questions éthiques ? Après tout, une culture se définit par des critères sociaux nombreux et complexes. Et n’est-il pas intéressant que des scénaristes se posent des questions éthiques et politiques avant de créer ? Le reploiement n’est-il pas une composante fondamentale dans l’acte de création ? Ainsi, l’argument que le mouvement « Moi aussi » aurait donné lieu à une autocensure relève d’un sens d’analyse piètre et sommaire.

Les signataires ont eu recours à la pensée du philosophe libéral Ruwen Ogien. Certes, si on peut être d’accord avec l’idée que la liberté d’offenser est nécessaire à la création artistique, force est d’admettre que l’acte de créer du tort à un individu, de nuire ou de porter préjudice, dans notre société de justice et de droit, a été historiquement puni. Faudrait-il un retour en arrière juridique ?

De surcroît, les signataires de la lettre usent, pour délégitimiser le mouvement, d’un autre sophisme, argumentaire bien pauvre en l’occurrence. En effet, elles caricaturent les féministes, qui accuseraient les femmes présentées comme « normales », celles qui dirigent une équipe professionnelle et jouissent d’être l’objet sexuel d’un homme, d’être des salopes ou des viles complices du patriarcat. Cette caricature risible des féministes relève d’une grande pauvreté intellectuelle.

Faut-il rappeler que le mouvement féministe actuel est pluriel et complexe et prône la liberté de choix ? Cette perspective monolithique et caricaturale de ce mouvement est dommage, car elle répand des stéréotypes faux et antiféministes qui ont pour but de délégitimer leur parole. N’aurait-il pas été plus judicieux de s’attaquer au message plutôt qu’aux messagers ?

Plutôt que de ridiculiser et de réduire les féministes à une caricature erronée, il serait peut-être pertinent de s’intéresser aux faits ou encore aux causes factuelles qui engendrent et favorisent les violences sexuelles afin d’enrichir la discussion collective ?

Les auteures du collectif affirment, au final, qu’elles redoutent que leurs enfants ne se culpabilisent de vivre librement leur sexualité. Or, en écrivant ces lignes, les mots qu’elles utilisent ont l’effet contraire. Leurs filles se sentiront probablement coupables lorsqu’elles subiront des agressions sexuelles, des inconduites ou encore du harcèlement. Comme si la dénonciation légitime n’était que celle qui concerne le viol. Au final, c’est plutôt ce discours qui relève d’un conservatisme culpabilisateur.

Je dirais donc aux filles et aux femmes qu’elles ne devraient jamais avoir honte de leur corps, de leur sexualité libre et libérée, mais aussi de dire Moi aussi.

Léa Clermont-Dion, auteure et doctorante en science politique à l’université Laval, Québec.

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