Il y a quinze ans, la Turquie était encore un pays qui galopait vers un avenir plein d’espoirs et de promesses. Les fondateurs de l’AKP, dans leur discours comme dans leur programme, promettaient un islam modéré, capable de réconcilier les valeurs démocratiques de l’Occident avec la religion musulmane. Erdogan, chef de l’AKP et premier ministre de l’époque, soutenait avec ferveur l’intégration de son pays dans l’Union européenne. Il critiquait l’autoritarisme du régime kémaliste, l’omniprésence de l’armée dans la politique, le manque de démocratie, la politique assimilationniste contre les Kurdes et les minorités non musulmanes.
Ces critiques formulées comme des promesses pour l’avenir du pays sont devenues aujourd’hui les atouts de la politique d’Erdogan, qui a délaissé le projet de réconcilier l’islam avec la démocratie, les droits de l’homme et la modernité. L’AKP est devenu un appareil dangereux dans les mains d’Erdogan, lequel est en train de créer un mode de gouvernement totalitaire fondé sur le culte de la personnalité, qui n’est d’ailleurs pas étranger à l’islam. Ce régime, qu’on peut définir comme un populisme islamo-nationaliste, repose sur la majorité sunnite turque, qui a porté le parti d’Erdogan au pouvoir et qui le soutient toujours.
Le tableau actuel de la Turquie, c’est la montée de l’autoritarisme fondé sur l’oppression, l’injustice et l’arbitraire. Depuis le coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016 et l’instauration de l’état d’urgence, nous vivons sous une répression qui n’épargne personne et qui touche toutes les catégories sociales ; bref, toute l’opposition. Pas moins de 153 journalistes sont actuellement en prison. Presque la totalité des médias d’opposition est condamnée à se taire. Quelque 145 000 fonctionnaires ont déjà été radiés de la fonction publique, parmi lesquels 1 430 académiciens, des milliers d’enseignants et de juristes ; 87 maires de villes et districts kurdes ont été jetés en prison.
Plus de 50 000 personnes sont des détenus politiques, parmi lesquels les présidents et treize députés du HDP (Parti démocratique des peuples). Les vagues d’arrestation continuent inlassablement. Une dénonciation, même anonyme, suffit pour se retrouver en prison sans être jugé. Le printemps de l’AKP a pris fin. Nous entrons maintenant dans l’hiver de nos espoirs démocratiques, lesquels n’étaient peut-être que des illusions.
Un climat nauséabond
Le coup d’Etat avorté du 15 juillet, attribué à la communauté güleniste (confrérie sunnite du nom de son fondateur, Fethullah Gülen, résidant aux Etats-Unis, longtemps alliée de l’AKP) – « une bénédiction de Dieu », comme l’a appelé M. Erdogan – reste toujours coiffé d’un voile obscur et suspect. Mais cette affaire lui a ouvert le chemin des mesures répressives qui ciblent non seulement les putschistes et les membres de ce groupe, mais aussi toute l’opposition démocratique.
Bien que le coup du 15 juillet ait échoué, le putsch du 16 juillet d’Erdogan a, lui, malheureusement réussi. Depuis l’instauration de l’état d’urgence, nous vivons dans une atmosphère de peur, d’inquiétude et de délire, qui enveloppe non seulement la classe politique mais aussi toute la population. Les espoirs sont déçus. Le rêve d’un avenir meilleur a échoué – du moins pour le moment. Le peuple est divisé en camps ennemis. Le risque de confrontation et la haine entre plusieurs segments de la société – que les porte-parole de l’AKP et Erdogan personnellement attisent – menacent le pays.
Et voilà que dans ce climat nauséabond, un texte proposant la révision de la Constitution est soumis à un référendum. Celui-ci a pour objectif de concentrer les pouvoirs dans les mains d’un seul homme : Erdogan sera ainsi en même temps chef du parti, chef du gouvernement et chef de l’Etat. Autrement dit, les conditions de l’état d’urgence, qui ont aboli les restes de notre démocratie boiteuse, seront constitutionnalisées et permanentes.
La campagne électorale, une farce
Mettant de côté la légitimité d’un tel référendum sous les conditions de l’état d’urgence, la campagne électorale n’est qu’une farce. Le président Erdogan, son premier ministre, les responsables de l’AKP et tous les médias qu’ils contrôlent font campagne pour le oui, tandis que le non est presque défendu et criminalisé.
Les partis et organisations kurdes, ainsi que le HDP, qui représente plus de 6 millions d’électeurs, n’ont pratiquement aucun moyen de faire entendre leurs voix. Il en va de même pour le principal parti d’opposition : le CHP (Parti républicain du peuple) et les autres organisations d’opposition, qui ont beaucoup de mal à poursuivre leur campagne. Le non, banni par le gouvernement, est devenu synonyme de terreur, de séparatisme et même de trahison.
En dépit de ce tableau noir et pessimiste, les sondages impartiaux montrent que le oui et le non sont à égalité. Il semble même qu’une tendance en faveur du non se dégage de jour en jour. Mais l’opinion publique est sûre qu’Erdogan fera son possible pour tourner les résultats en sa faveur, comme il l’a fait aux élections législatives du 7 juin 2015, à l’issue desquelles l’AKP avait perdu sa majorité absolue au Parlement et le HDP était rentré à la Grande Assemblée nationale avec 80 députés, dont la moitié étaient des femmes.
Aujourd’hui, nous sommes à un tournant périlleux de notre histoire. L’engagement européen d’Erdogan a pris fin depuis qu’il s’est orienté vers d’autres horizons. La dernière crise avec les Etats européens n’était qu’un prétexte pour rompre avec l’UE, celle-ci étant une sorte de garante pour la défense des droits de l’homme et de la démocratie en Turquie. Je crains qu’un régime isolationniste, totalitaire et sunnite s’installe dans la durée en cas de victoire d’Erdogan au référendum du 16 avril ; un scrutin qui fera de lui un autocrate sans le moindre scrupule. Nous serons alors à la merci d‘un gouvernement despotique arbitraire, qui se moque de la démocratie et entraînera le pays vers un avenir sombre.
Consolider l’opposition antifasciste
Etant donné la situation critique dans la région – la guerre en Syrie, qui attise le feu d’une confrontation entre les Etats-Unis et la Russie –, le pouvoir absolu d’Erdogan peut être dangereux non seulement pour la Turquie, mais aussi pour l’ensemble de l’Europe.
Que le peuple vote oui ou non, il faudra se mettre au travail dès le 17 avril au matin pour reprendre la marche vers la démocratie et essayer de consolider l’opposition antifasciste, assez forte mais divisée.
Depuis cent cinquante ans, y compris durant la période ottomane, la Turquie a toujours tourné son regard vers l’Occident. Du régime monarchique au régime républicain kémaliste, du parti unique au pluralisme politique, avec des périodes de répression et de fascisme, nous avons accumulé beaucoup d’expériences de lutte pour la démocratie, la justice, les droits humains, les libertés d’opinion et d’expression.
Depuis des générations, le peuple et les forces démocratiques de la Turquie se sont habitués aux corvées de Sisyphe. On avait cru, il y a peu de temps encore, que cette longue marche difficile qui nous a coûté beaucoup de souffrances – et même des vies – arrivait enfin à son terme. Mais voilà qu’il faut recommencer de nouveau, en espérant que cette fois, le rocher ne tombera pas du sommet et que Sisyphe sera aussi libéré.
Oya Baydar, sociologue, romancière turque.
Figure de gauche, Oya Baydar, emprisonnée pendant le coup d’Etat de 1971 et exilée en Allemagne après celui de 1980, est une écrivaine couronnée pour ses romans, traduits en 27 langues, dont Parole perdue (Phébus, 2010) et Et ne reste que des cendres (Phébus, 2015, Prix littéraire France-Turquie).