La vaine crise politique albanaise

E di Rama comme les nazis. Ce titre grotesque à la "une" du quotidien Gazeta 55, comparant le maire de Tirana aux suppôts de Hitler, illustre l'absence de scrupules et la grandiloquence fielleuse de la presse partisane en Albanie. Il rend compte aussi du climat de guerre civile froide qui pèse sur ce pays depuis plusieurs mois. En contestant la transparence du dépouillement des urnes après les élections législatives du 28 juin 2009, l'opposition socialiste a ouvert une énième crise politique que les nombreuses médiations européennes n'ont pu solutionner à ce jour. Des députés et des militants socialistes ont ainsi mené une grève de la faim dans le centre de Tirana, mise en scène et dramatisée de telle sorte que son issue commanderait la sortie de l'impasse politique. Leur mot d'ordre c'est l'ouverture des urnes. Accompagné du blocage de routes et de manifestations massives, ce chantage a polarisé encore un peu plus la société albanaise en deux camps qui s'érigent, l'un contre l'autre, en seuls dépositaires sincères de l'esprit démocratique.

Le recours à la grève de la faim avait été inauguré par les partisans de l'actuel ministre des affaires étrangères, Ilir Meta, lorsque le parlement avait voté la réforme du code électoral, en novembre 2008, prévoyant l'instauration d'un scrutin majoritaire qui laminerait les partis marginaux. Les quatre sièges de son petit Mouvement socialiste pour l'intégration, une dissidence du Parti socialiste, lui ont malgré tout permis d'apporter au Parti démocratique de Sali Berisha une courte majorité parlementaire. Ce roque habile sur l'échiquier politique albanais du fils prodigue du sérail socialiste a exaspéré l'opposition menée par Edi Rama, laquelle soupçonne un accord antérieur entre les deux formations au gouvernement afin de se répartir les sièges et de l'évincer du pouvoir. C'est-à-dire de l'accès aux ressources et de l'utilisation clientéliste des leviers de l'Etat. Car la corruption étendue et la prévarication assurent un enrichissement rapide. La manoeuvre éclaire aussi le rôle de la rhétorique partisane en Albanie, où "the winner take it all". Rompue aux sinuosités dialectiques, celle-ci sert bien plus d'instrument de pouvoir et à diaboliser l'adversaire que d'argumentaire élaboré pour mener des débats contradictoires.

LES MAUX DE L'ALBANIE

Quand les perdants du scrutin législatif crient à l'injustice et aux fraudes, la majorité stigmatise le barrage dressé par l'opposition sur le chemin de l'Europe. Le gouvernement de Sali Berisha fait en sorte d'être jugé sur son adversaire, présenté comme traître à l'intérêt national, plutôt que sur ses résultats économiques et sociaux. L'objectif européen, d'autant plus magnifié par la population qu'il est perçu comme la voie du salut, demeure lointain. Il est aussi revendiqué par l'ensemble de la classe politique albanaise qui manque cependant d'hommes d'Etats à la hauteur de ce défi. De plus en plus agacé par cette vaine crise qui n'en finit pas, le commissaire européen à l'élargissement Stefan Füle impose à présent ses bons offices pour éviter une escalade tragique. L'Europe a aussi rappelé que la décision de levée de l'obligation de visas pour circuler à l'intérieur de l'espace Schengen, annoncée et reportée plusieurs fois, relève de critères techniques à remplir et n'est pas subordonnée à la bataille des partis à Tirana. Une façon d'affirmer sa neutralité dans ce combat douteux.

L'Albanie a basculé en deux décennies d'un communisme monacal à un libéralisme sans entrave, d'une autarcie tragiquement vaniteuse à une allégeance sans condition aux Etats-Unis et à l'Europe, d'une défiance diplomatique presque paranoïaque à une foi candide vis-à-vis du monde extérieur et des institutions internationales. La classe politique a toutefois largement hérité de la vulgate marxiste-léniniste sa conception "moniste" du monde et de la lutte partisane, désormais transposée dans un contexte démocratique. "Nous" contre "eux", les "vrais démocrates" contre les "démocrates de façade" avec l'Europe prise à témoin des turpitudes de l'autre, et chargée d'arbitrer entre les prétentions concurrentes, mais peu différentes sur le fond, de chaque partie.

Il serait utile que les protagonistes de la crise politique à Tirana se souviennent de l'imploration de l'écrivain Faik Konica dans son Conte zoulou, rédigé en 1922 : "Renoncez, vous dis-je, car nous allons devenir les clowns de la terre. Taisez-vous, calmez-vous, unissez-vous et travaillez sans accorder foi aux rapports qui parlent en notre faveur – et un jour qui sait, nous montrerons notre maturité au monde entier". Les maux de l'Albanie d'hier sont encore ceux d'aujourd'hui.

Safet Kryemadhi, politologue.