La valeur de Facebook

La valeur de Facebook
Photo: Lionel Bonaventure Agence France-Presse

Facebook est poursuivi aux États-Unis pour abus de position dominante. Pour se défendre, la compagnie brandit la sacro-sainte liberté de choix des consommateurs. D’une part, la liberté de choix expliquerait l’hégémonie du réseau social et, d’autre part, celle-ci ne serait pas compromise. Selon la compagnie, sa domination serait due à la supériorité de son service, qui offrirait « le plus de valeur » aux consommateurs.

En outre, les consommateurs pourraient toujours choisir de faire leur vie sociale en ligne sur d’autres réseaux sociaux qui ne lui appartiennent pas, comme Twitter, YouTube ou TikTok. Bref, non seulement Facebook serait le produit légitime de cette liberté de choix consumériste, mais il laisserait cette liberté intacte. Ces lieux communs argumentaires méritent d’être examinés.

Le simple bon sens indique que s’inscrire ou se désinscrire de Facebook n’est plus un choix depuis longtemps. Puisque c’est sur ce réseau que se passe la majorité de la vie socionumérique de la plupart des gens, Facebook apparaît souvent comme un incontournable, que ce soit pour rester un contact avec ses proches, organiser des événements ou communiquer en groupe.

Donc, le « choix » de Facebook n’a rien à voir avec la qualité de ses services. Il s’impose en raison du nombre de ses utilisateurs. Certes, il est possible qu’à un moment donné de l’histoire, le réseau social ait offert un meilleur service que toute la concurrence. Mais cela n’implique pas pour autant que c’est la raison de son développement fulgurant, lequel a pu être causé par un meilleur marketing, un meilleur financement, une meilleure stratégie. Et surtout, rien ne prouve qu’il offre encore un bon service, puisque ce n’est pas la raison pour laquelle on se tourne vers lui.

Contrairement à ses dires, Facebook n’offre que peu de valeur intrinsèque aux consommateurs, celle-ci étant essentiellement technique. S’il n’y avait qu’un seul utilisateur, sa valeur serait nulle. Si nos amis décidaient de réduire radicalement leur utilisation, la valeur du réseau social s’écroulerait. En fait, sur ces plateformes vides de contenu, le gros de la valeur est créé par les utilisateurs eux-mêmes, pas seulement par le fait d’y être inscrits en grand nombre, mais aussi par leur activité.

C’est parce que nous bâtissons et entretenons notre réseau d’amis, publions du contenu et interagissons avec d’autres que le réseau social acquiert de la valeur à nos yeux. Et celle-ci est très élevée parce que l’environnement numérique devient hyperpersonnalisé, par nos soins. Cela permet de recevoir des nouvelles de ses proches, d’obtenir des informations pertinentes, mais aussi de construire son identité et d’obtenir de la validation sociale par des personnes significatives.

Si Facebook offre beaucoup de valeur aux consommateurs, ce n’est pas grâce à la qualité de ses services, c’est grâce au nombre de ses utilisateurs et au volume d’activité qui s’y déroule. En fait, les réseaux sociaux ne créent pas de valeur intrinsèque, mais sont en revanche capables de récupérer le travail cognitif et affectif des utilisateurs, c’est-à-dire d’en extraire de la valeur économique en révélant les moindres détails de nos vies sociales numériques aux plus offrants.

Ainsi, d’un point de vue marxien, ces sites exproprient le travail intellectuel des masses. Malheureusement, on s’est aperçu trop tard de la valeur que l’on cédait à ces plateformes en les laissant nous espionner. Nous n’avions pas réalisé ce qui se tramait, notre consentement a été vicié. Devant le fait accompli, on n’a pas vraiment le choix de s’en accommoder, ce qui n’est pas si difficile, parce que c’est pratique et, surtout, gratuit.

Du point de vue du monde des affaires, accuser Facebook d’abus de position dominante fait sourire. Il est dans la nature même des entreprises privées de chercher à se ménager une position dominante, de la protéger et d’en tirer le maximum de profits. C’est pourquoi obliger Facebook à se départir de ses filiales et à modifier certaines de ses pratiques pour réduire son pouvoir s’apparente au mythe de Sisyphe. Le problème fondamental est ailleurs.

Dans un système de communication clos comme les réseaux sociaux, la valeur pour ses utilisateurs augmente avec leur nombre. Cela amène donc à la conclusion paradoxale que, dans ce domaine, l’oligopole est souhaitable. S’il n’y avait pas un réseau social dominant, notre vie numérique serait plus compliquée.

Alors, la seule solution pour rétablir une réelle liberté de choix est d’obliger les réseaux sociaux à s’ouvrir, à communiquer entre eux. Un profil Facebook devrait pouvoir communiquer avec un compte Twitter, au même titre qu’un iPhone est capable de communiquer avec un Samsung Galaxy. Ainsi, on pourrait choisir son fournisseur de réseau social, et le fait de demeurer ou non sur Facebook serait un vrai choix.

Damien Hallegatte, professeur au Département des sciences économiques et administratives de l’Université du Québec à Chicoutimi.

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