La véritable nature du Hamas

Par Lucien-Samir Arezki Oulahbib, docteur en sociologie et chargé de cours en sciences politiques à Paris-X. Dernier ouvrage paru: la Philosophie cannibale, La Table ronde. (LIBERATION, 12/06/06):

Ainsi, il ne faudrait pas «boycotter le Hamas». Dans un récent Rebonds (Libération du 5 juin), Esther Benbassa et François Burgat appellent à ménager le Hamas, qui, de son côté, veut rayer Israël de la carte. Ils écartent cet aspect, essentiel, en pensant à la place du Hamas : son émergence proviendrait de l'intransigeance israélienne. Pourtant, ce parti est cohérent. Selon sa lecture littérale du Coran, Israël ne peut pas se constituer en tant qu'entité indépendante de l'islam.

Les deux auteurs ne veulent pas le comprendre ; il est alors clair que leur perception sur les causes du manque de démocratie dans les pays dits «arabes» s'en trouve amoindrie. Et puis, il y a la forme préalable de leurs arguments : critiquer le Hamas reviendrait, en somme, à exiger du «musulman» de boire du vin pour prouver qu'il n'est pas un agent de Ben Laden, ce qui est pour le moins curieux. Plus sérieusement, ils exigent de ne pas «contourner» le résultat du dernier scrutin électoral... Pourtant, ce n'est pas parce que celui-ci a fait émerger une force politique dont le principal projet est de rayer Israël de la carte (le retour aux frontières de 1967 n'étant qu'une «trêve» plus ou moins longue), qu'il faut pour autant poursuivre l'aide financière comme si rien ne s'était passé. On ne saurait oublier que le Hamas était contre le processus de paix entamé à Oslo.

Souvenons-nous par la même occasion que le droit international exige la reconnaissance de deux Etats. Quant aux territoires de 1967, en particulier Jérusalem, personne, hormis les musulmans intégristes, ne nie que ce sont des terres ancestrales juives, certes investies illégalement selon certaines résolutions onusiennes, mais dont la légitimité en matière d'implantation n'est cependant pas nulle, du moins si l'on s'en tient au projet du foyer juif de la déclaration Balfour (1917). Mais n'allons même pas jusque-là. Admettons que l'OLP, en s'édifiant, en 1964, ait demandé uniquement le droit à avoir un Etat sans exiger le retour de 5 millions de Palestiniens, et ce au sein même d'Israël ­ alors qu'ils étaient au départ 800 000 (sans oublier que plus de un million cinq cent mille juifs ont été expulsés des Etats dits arabes depuis 1948) ­, admettons donc que l'OLP ait juste voulu la paix... On ne voit pas pourquoi, après un laps de temps donné, des cohérences territoriales n'auraient pas vu le jour. On rétorque généralement que cette possibilité reste impossible parce que les Israéliens sont pour la construction d'un Bantoustan avec des points de passage et des implantations de juifs sous contrôle israélien ; sauf que, à terme, dans le cadre d'une réelle volonté de paix et avec le soutien, sur le terrain, de la communauté internationale, ces points se seraient sans doute estompés. Par ailleurs, certains implantés juifs ont toujours dit qu'ils seraient prêts à rester sur place sous juridiction palestinienne, quelques-uns parlant même de prendre la nationalité palestinienne. Ce qui, en tout cas, prouve qu'il existe une bonne volonté (certains parlent de naïveté...) parmi le peuple israélien, celle de vivre en paix dans une société plurielle ; chose que les soutiens palestiniens exigent par ailleurs en France pour l'immigration, mais interdisent là-bas.

Nos auteurs n'en parlent pas. Ils font plutôt état de la trêve respectée par le Hamas, alors que des roquettes artisanales (Kassem) sont tirées quotidiennement (311 depuis le retrait israélien de Gaza, selon le quotidien israélien Maariv du 7 juin) sans que le Hamas y trouve à redire, tandis que des attentats sont déjoués tous les jours. Et le journal israélien Haaretz du 6 juin fait savoir que non seulement le Hamas envisage de rompre la trêve, mais qu'il cherche à perfectionner ses propres roquettes avec des substances chimiques...

Esther Benbassa et François Burgat s'insurgent alors contre les assassinats ciblés opérés par Israël. Parce qu'il ne faut tout de même pas oublier que ce sont les attentats-suicides fomentés par le Hamas, le Djihad islamique et les Brigades des martyrs d'Al-Aqsa, liées au Fatah d'Arafat, et ce afin de couler le processus de paix entamé par les accords d'Oslo, qui sont à l'origine de telles réponses ciblées.

De façon générale, ces deux auteurs refusent d'observer que l'humiliation et la misère peuvent aussi provenir d'une situation aggravée par des dirigeants et des Etats arabes corrompus, qui ont toujours refusé, hormis deux d'entre eux, l'Egypte et la Jordanie, l'existence d'Israël (même dans les frontières de 1948). Benbassa et Burgat imitent au fond les arguments castristes qui expliquent que la misère cubaine est uniquement due à l'embargo américain... Les voilà qui défendent aussi l'idée qu'un Etat «musulman», non laïque donc, pourrait être démocratique, en prenant pour exemple le fait qu'en Israël la religion conserve une certaine place. Mais comment comparer une démocratie, réelle (quoique perfectible...), et une virtualité uniquement fondée par ailleurs sur le bon déroulement d'élections ? N'oublions pas que le Hamas a comme projet, unique, d'instaurer la législation islamique (ou charia), celle-ci devenant, à terme, la seule légitimité politique possible (et non pas l'une des sources).

Cette confusion, cette fusion des pouvoirs, n'a jamais été la définition du régime démocratique ; on est effaré par ce manque d'informations élémentaires qu'une lecture rapide de Montesquieu aurait pu satisfaire. Nos auteurs n'en ont cure et, plus globalement, se gaussent de certaines appréhensions quant à l'attitude de l'islam politique vis-à-vis de la modernité et des Lumières. Pourtant, il est exact que l'islam politique se revendique antimoderne en ce qu'il refuse, déjà, la distinction entre le politique, le juridique et le religieux. Et certains musulmans, en France (ou au Canada), qui préfèrent se reconnaître avant tout musulmans plutôt que citoyens, sont dans cette même optique.

La conclusion de leur texte fait référence à l'Algérie en affirmant (via l'évocation de la femme de Massu...) que la France, en majorité, voulait y «dévoiler» les Nord-Africaines, alors que le projet d'ensemble de l'administration française était plutôt de laisser se voiler les Nord-Africaines (musulmans d'un côté, Européens de l'autre...), parce que c'était conforme à «leurs racines», comme l'on disait naguère.

Ils assènent d'ailleurs un dernier coup, amalgamant critique de l'islam et colonialisme. Sans se douter, peut-être, qu'ils renouvellent cette vieille pensée qui présuppose que l'on naît musulman et qu'on ne le devient pas. Nos auteurs brandissent leur reconnaissance de l'islam, libre à eux, mais pas au prix de contrevérités à répétition...