La ville protège-t-elle des épidémies ?

Durant l’épidémie de Covid-19, certains habitants des grandes villes s’en vont. Ils partent à la campagne, ou dans des villes plus petites, retrouver leur famille ou passer le confinement dans leur résidence secondaire. En France, 1,2 million de personnes avaient quitté l’Ile-de-France à la fin du mois de mars. Aux Etats-Unis, on parle désormais de la «Great American Migration of 2020». Sans vouloir généraliser, ni sous-estimer le phénomène, ce mouvement de population interroge : tous ces gens ont-ils raison de partir ? Courent-ils plus de risque d’être contaminés par le Sars-CoV-2 en restant dans une ville densément peuplée comme Paris ou New York ? Ou bien, au contraire, la grande ville protège-t-elle mieux ses habitants des épidémies, comme un géographe en faisait récemment l’hypothèse ?

Il est vrai que les taux de prévalence (le nombre de cas rapporté à la population totale d’un espace donné) de la Corée du Sud, de la Lombardie, voire de la France à la mi-mars semblaient confirmer ce rôle protecteur de la grande ville. L’aire métropolitaine du Grand Séoul n’héberge-t-elle pas près de 50% de la population du pays, pour seulement 8% des cas et 3% des morts à la mi-mars ? Comment comprendre qu’un des lieux les plus touchés en Lombardie soit la commune périurbaine de Castiglione d’Adda, alors que Milan, où réside un tiers de la population régionale, ne comptait que le septième des cas ?

Outre le fait que les taux de prévalence ou de létalité sont difficilement exploitables en plein milieu d’une pandémie dont les modes de gestion nationaux sont très divers, ce mystère géographique appelle trois observations.

Interactions sociales et géographie intime

Tout d’abord, les épidémies ont des géographies mouvantes. Si le rôle des villes, et plus particulièrement des villes mondiales, dans la diffusion des pandémies comme le Sras a bien été démontré, celles-ci ne respectent pas pour autant la hiérarchie urbaine, que ce soit à l’échelle du monde ou d’un pays. En Corée du Sud, par exemple, bien que les tout premiers cas aient été identifiés à Séoul, l’épidémie a véritablement démarré, avec un décalage de quelques jours, à Taegu, la quatrième agglomération du pays. Non pas qu’on soit plus en sécurité à Séoul qu’à Taegu, mais tout simplement parce qu’un porteur du Sars-CoV-2 a participé dans cette dernière ville à des messes évangélistes et contaminé ainsi de nombreuses autres personnes – scénario identique à ce qui s’est passé à Mulhouse. Dans ce contexte, mesurer le nombre de morts simultanément à Séoul et dans le reste de la Corée ne pouvait que conduire à voir la métropole comme un lieu plus sûr que la province. Idem pour l’Italie du Nord, où la commune de Castiglione d’Adda se situe dans le cluster qui a émergé le plus tôt dans la région.

Ensuite, la densité de population ou la taille d’une agglomération donnent une vue borgne de la ville et de l’urbanité ; il faut aussi tenir compte de ce qu’on nomme les spatialités, c’est-à-dire les manières de vivre en ville, de la parcourir. Quand, en France, l’Oise était touchée, on entendait dire que Paris n’était pas encore atteint. Comme si le virus hésitait à y entrer. La mort rôdait, mais n’osait pénétrer la capitale. C’était ne pas voir que l’Oise est pour une grande partie une périphérie dépendante du centre parisien. Chaque jour, des milliers de ses habitants se rendent à Paris pour travailler, empruntant des transports en commun souvent bondés. Le virus se promenait déjà à Paris en journée quand l’Oise a commencé à être sérieusement touchée, mais on consulte là où on habite.

Cette perspective sur la ville est générale car à densité de population égale, ce qui fait la différence de contamination ce sont les manières de vivre l’espace, le degré de mixité effective. A la contagion correspond ainsi une sorte de micro-géographie des pratiques (embrasser, danser, etc.), que d’autres pratiques peuvent freiner, des gestes barrières au confinement total. L’interaction sociale, et donc la géographie intime de chacun de nous, est ce qui module l’effet de la ville sur l’épidémie. Les sociétés qui prennent depuis très longtemps des mesures spatiales contre les maladies contagieuses ciblaient aussi des groupes sociaux aux spatialités spécifiques, et pas seulement des lieux de la ville.

Mécaniquement, le confinement est la mesure la plus efficace, car elle se joue du contexte géographique. Elle a le même effet en ville et en dehors des villes. Tout est donc ici affaire d’arbitrages géographiques personnels. Si fuir la ville c’est aussi fuir un mode de vie fait d’interactions physiques nombreuses, qui sont le propre de la ville, cette solution est raisonnable. En revanche, la ville bénéficie d’une meilleure offre sanitaire en général, et rester dans sa proximité est un meilleur choix pour des habitants ayant peu d’interactions sociales telles que les personnes âgées, déjà en temps normal souvent confinées chez elles ou en maisons de retraite.

Espaces vécus rabougris

Enfin, partir a aussi un autre sens : la très grande ville n’est pas, pour nombre de ses habitants, ce qu’on peut appeler un environnement urbain optimal. Certes, ils y trouvent emplois et services, mais au prix de spatialités pauvres, d’espaces vécus rabougris. Face à la pandémie, anticipant une situation géographique anormale (télétravail et école à la maison…), ceux-là ne quittent pas tant la ville pour fuir ses dangers viraux que pour son inconfort, pour rejoindre un lieu confortable, connu, maîtrisé. C’est particulièrement vrai et naturel pour les Parisiens d’adoption récente, ou les étudiants, qui n’ont pas encore fait souche dans la grande ville.

Pour ceux qui disposent d’une résidence secondaire, la logique est dans le fond la même : ceux-là ont les moyens de «cocktailiser» leur géographie personnelle, d’injecter dans leur vie métropolitaine des lieux et des moments de respiration, le week-end, pendant les vacances. En période pandémique, ils activent cette option.

Ces derniers temps, Paris est vide, on se croirait en plein mois d’août. Comme si les grandes vacances avaient été décrétées en mars. Comme si, chaque été, une sorte de pandémie frappait la capitale – mais aussi d’autres métropoles –, et que les Parisiens fuyaient Paris pour rejoindre ces lieux combinant équitablement l’urbanité des inconnus et l’urbanité des amis. Sinon, si la grande ville était toujours et pour tous le lieu le plus désirable sur terre, pourquoi Paris ne serait-elle pas une fête aussi en août ?

Patrick Poncet et Olivier Vilaça, géographes.

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