La violence à son paroxysme

15 millions de morts pendant la première guerre mondiale, 60 millions lors de la seconde, réfugiés, disparitions, exterminations... les conflits du XXe siècle sont caractérisés par un déchaînement des brutalités autant à l'encontre des combattants que des civils.

A l'heure où les cadavres livides des victimes syriennes du gaz sarin de la Ghouta envahissent nos écrans, la violence de guerre aura imprimé sa marque sur le siècle qui nous sépare désormais de la Grande Guerre. Pour comprendre comment- la violence a tout submergé sur son passage, il faut en premier lieu en interroger les cadres, les formes et les techniques, avant d'embrasser l'évolution des figures de ce drame et de s'intéresser à l'expérience des corps, des âmes et des êtres qui y furent confrontés. La guerre est un révélateur des sociétés qui la pratiquent. Leurs grandes données démographiques, économiques, sociales et géostratégiques la marquent en profondeur et constituent des cadres qui conditionnent dans une large mesure les formes de l'affrontement. Les armées, qui se sont combattues à partir de 1914, sont ainsi, dans leur grande majorité, l'émanation d'Etats et de populations ayant connu des accroissements démographiques inédits. Ce sont 80 millions d'hommes qui se jettent les uns sur les autres entre 1914 et 1918, près de 30 millions d'hommes qui passeront sous les drapeaux de la seule Armée rouge après le 22 juin 1941. Il s'agit là d'armées d'une ampleur nouvelle : la Grande Armée napoléonienne compte 600 000 hommes en campagne au maximum, ce qui équivaut aux effectifs combattants de l'armée française en temps de paix en 1914, l'Entente mobilisant en tout 12 522 000 hommes durant les premiers mois de la guerre.

Ces fourmilières humaines s'infligèrent mutuellement des pertes inouïes : 750 000 hommes moururent à Verdun en 1916 ; plus de 10 millions de soldats soviétiques succombèrent entre 1941 et 1945. C'était là la conséquence de l'immensité de ces armées et celle de la révolution industrielle que connurent les belligérants à partir du XIXe siècle. La Chine de Tchang Kaï-chek et de Mao, le Japon du général Tojo (considéré comme responsable de l'attaque de Pearl Harbor), l'Irak de Saddam Hussein, sans parler même des Etats-Unis ou de l'URSS sont suffisamment industrialisés, riches ou soutenus pour entretenir ces armées massives et suréquipées qui sont la condition même des grandes hémorragies humaines du XXe siècle. Ces puissances voient prospérer de grandes entreprises produisant, au moins momentanément, l'armement de guerre, de Boeing à Rolls-Royce en passant par Mitsubishi, Potez-Dassault, Oerlikon, Messerschmitt, Fiat, Volkswagen, Hotchkiss... Modèle presque uniquement occidental en 1914 (l'exception notable étant le Japon), ce triptyque combinant puissance démographique, industrialisation massive et technologie appliquée à la puissance de feu s'exporte ensuite dans la seconde moitié du siècle, le corollaire de ce phénomène étant que les grandes saignées humaines s'opèrent désormais essentiellement en Asie et en Afrique : la guerre Iran-Irak (1980-1988), si proche par bien des aspects de la Grande Guerre, coûte entre 800 000 et 1 200 000 vies.

TROIS FORMES D'AFFRONTEMENTS

Insérée dans ce cadre qui structure les possibles guerriers, la guerre s'agence au long du siècle sous trois formes d'affrontements qui sont loin de s'exclure les uns les autres. Elle s'agence d'abord sous la forme d'une succession de batailles précédées et suivies de manœuvres, qu'on dénomme guerre de mouvement. C'est le cas des premiers mois de la Grande Guerre, de différentes périodes de la guerre à l'Est en 1941, de l'invasion de l'Irak en 2003. Souvent extrêmement coûteuse en hommes, cette forme de guerre constitue l'horizon des états-majors occidentaux pendant la majeure partie du siècle, en témoigne par exemple l'opération Serval, lancée le 11 janvier 2013.
La première guerre mondiale a cependant marqué une très profonde évolution de ce modèle : l'immense puissance d'arrêt du feu moderne a réduit à néant la capacité de manœuvre des armées. Les combattants généralisèrent un système de fortifications et d'abris qui figea les lignes de front durant près de quatre années. La guerre de position est ainsi devenue une figure observée dans maints conflits, comme durant la guerre Iran-Irak, à Dien Bien Phu en 1954, ou durant l'interminable guerre civile libanaise de 1975 à 1990. Il convient de rappeler ici que les tranchées furent d'abord et avant tout un système consistant à protéger les combattants. Il fut enfin un troisième type de confrontations, souvent sans ligne de front identifiée, sans grandes batailles, "petite guerre" au long cours faite d'embuscades et de coups de main, opposant très souvent des armées dissymétriques. Depuis les combats du Sud-Est africain entre 1914 et 1918 en passant par la guerre du Rif (1921-1926), les guerres d'Indochine (1946-1954) et d'Algérie (1954-1962) jusqu'à l'Afghanistan actuel, ce sont un très grand nombre de conflits qui n'ont pas revêtu la forme de guerres de position ou de mouvement avec des batailles identifiées.

La grande caractéristique de tous ces affrontements réside dans le saut quantique que connaît l'armement à partir de la première guerre mondiale : la puissance de feu a été augmentée de manière vertigineuse durant les décennies qui la précède, tout à la fois en termes de cadence de tir qu'en termes de puissance des projectiles : une mitrailleuse MG 42 tire entre 1 200 et 1 800 coups par minute et vaut 90 fusiliers. Ce mur de feu est infranchissable, ne laissant aucun survivant dans une ligne de tirailleurs partant à l'assaut. Ces derniers n'y parviendront qu'en avançant sous protection et couverture, usant de la combinaison des techniques d'assaut commandos et du blindage des chars.

Valables pour les projectiles de petit calibre, ces observations le sont plus encore pour l'artillerie qui devient l'arme la plus mortelle sur les champs de bataille. L'aviation, le missile et désormais le drone viennent compléter cette panoplie, permettant à des êtres humains d'en tuer d'autres à des milliers de kilomètres de distance avec une intensité redoutable. Les bombardements stratégiques observés durant le second conflit mondial, mais aussi la guerre du Vietnam (1964-1975), constituent l'une des grandes caractéristiques de la violence de guerre, un paroxysme étant atteint avec les deux bombardements atomiques américains sur le Japon (Hiroshima et Nagasaki).

Il est enfin un dernier type d'innovation déterminant : les nations en guerre en 1914 ont inventé de nouvelles formes de gestion des hommes et de mobilisation des ressources qui ont joué un rôle déterminant durant tout le siècle : gestion des centaines de milliers de réfugiés mis sur les routes par les combats (plus de 100 000 réfugiés à Varsovie, en 1914), administration des prisonniers de guerre (3 millions de prisonniers soviétiques entre les mains des Allemands, en 1941), organisation de la production d'armement en masse, mobilisation des cœurs et des esprits : sous l'égide des Etats, ce sont bien l'ensemble des ressources en hommes, en biens et en énergies qui furent engagées dans les brasiers guerriers du XXe siècle.

LES FIGURES DE LA GUERRE TOTALE

Dans de telles guerres, aussi intenses, aussi meurtrières, les belligérants engagèrent la totalité de leurs ressources et de leur être. Alors que les combattants sont traditionnellement des hommes jeunes et en âge de porter les armes, on observe sur le siècle une tendance lourde de transgression de la barrière de l'âge et du genre. Si le cas de Rudolf Höss, futur commandant d'Auschwitz, engagé à 15 ans durant la Grande Guerre, fait figure d'exception, les enfants-soldats sont la règle en Sierra Leone ou au Liberia dans les conflits de la fin du XXe siècle. Tous, ainsi, peuvent devenir combattants : l'armée du désespoir nazi est composée de vieillards, d'enfants et de vétérans, en 1945. Elle perdra 2 500 000 hommes entre juillet 1944 et mai 1945.

Alors que la guerre traditionnelle édictait (sans toujours la respecter) la norme de l'exclusion des femmes de la violence de guerre, les violences dirigées contre elles ont tendance à se généraliser dans le siècle. Le viol de guerre, s'il n'est pas inexistant durant les deux conflits mondiaux, loin de là, n'a pas la systématicité qu'il acquiert en Yougoslavie dans les années 1990 ou dans la région des Grands Lacs africains des années 2000.

La grande indifférenciation des cibles de la guerre connaît une tragique illustration : les civils qui n'étaient pas une cible directe prioritaire en 1914 sont ainsi devenus, depuis 1939, la cible principale avec le bombardement stratégique, de Dresde à Hanoï, mais aussi le massacre indifférencié en Biélorussie (627 "Oradour" entre juin 1941 et juin 1944) ou dans l'Empire ottoman (génocide des Arméniens en 1915). Les Russes tuent 27 000 civils en reprenant Grozny en 1995 sans que cela émeuve outre mesure les consciences internationales. On ne saurait mieux dire la banalisation de cette totalisation-là... Sous le coup de ces bouleversements, la figure du combattant a elle aussi connu une mutation fondamentale. Que peut-il rester d'Hector ou d'Achille lorsque leur corps se volatilise sous l'effet des obus de gros calibre, quand leur silhouette manchote ou cul-de-jatte et leur " gueule cassée " hantent les sociétés d'après-guerre ? Si la posture héroïque sacrificielle a connu sur le siècle un maintien, et peut-être même une résurgence extra-européenne, en raison notamment de l'émergence de combattants suicidaires (kamikaze japonais, pilote de la Luftwaffe, mais aussi moudjahid taleb, bassidj iranien ou Tigre sri-lankais), la figure du milicien et de l'abatteur a altéré la figure du combattant. Qu'ont en effet de combattant les policiers des Einsatzgruppen exterminant les juifs devant des fosses en URSS ou les soldats des brigades du ministère de l'intérieur serbe exécutant les hommes de Srebrenica à la mi-juillet 1995?? Avec la technicisation et la totalisation du conflit, les figures de l'aviateur, du sous-marinier et de l'artilleur sont enfin venues compléter celle du fantassin et du cavalier. Ils mènent une guerre à distance aux effets souvent édulcorés dans leur expérience. Ils sont par ailleurs accompagnés de l'ingénieur social, qui administre les populations, qu'il s'agisse de les gouverner et/ou de les nourrir, de les exploiter, de les regrouper ou de les expulser. Cette nouvelle figure, apparue durant la première guerre mondiale, se retrouve dans nombre de conflits, des officiers SS des services d'immigration (EWZ) nazis en Pologne aux Provincial Reconstruction Team de l'ISAF (équipe de reconstruction provinciale de la Force internationale d'assistance à la sécurité) en Afghanistan, en passant par les SAS (Section administrative spécialisée) de l'armée française en Algérie. Elle a connu une incarnation spécifique et absolue par la fusion des figures de l'ingénieur et de l'abatteur dans les usines de mort nazies de l'opération Reinhard et d'Auschwitz.

On l'aura compris : jamais les corps n'auront autant souffert que durant ce siècle. L'indice le plus sûr en est que la médecine pastorienne triomphant de la faune microbienne connaît une immense défaite initiale face à la traumatologie de guerre en 1914. Effets de souffle, traumas calorifiques, membres arrachés, os éclatés, lésions internes pulmonaires, abdominales et crânes enfoncés : les délabrements corporels sont si importants, les corps tellement dilacérés que le saisissement médical est complet au début de la Grande Guerre. Après la seconde guerre mondiale, la situation s'inverse, mais les hideuses cicatrices laissées sur les corps constituent une trace éloquente de ce que fut l'expérience de guerre.

Ceux-ci ne firent cependant pas que souffrir pendant ce siècle : ils font depuis plusieurs décennies l'objet de projets de transformations. Multiplicateurs sensoriels intégrés, géolocalisation et communications individualisées et numérisées, exosquelettes permettant des déplacements plus rapides de combattants plus lourdement chargés : les corps combattants sont l'objet de grandes attentes dont témoignent les programmes américain et français Land Warrior et Felin (Fantassin à équipement et liaisons intégrés). Futur de la guerre ou utopie édulcorante ? L'avenir seul pourra dire si ces technologies ont un impact sur le sang et la sueur des champs de bataille.

LA TRAUMATOLOGIE : ARME OU DÉGÂT COLLATÉRAL

Les corps, enfin, se volatilisèrent énormément durant ce siècle, qu'il s'agisse de ceux des combattants ou des victimes civiles. Pulvérisés par les bombardements, réduits en cendre dans des brasiers, enterrés en masse dans des charniers, ils sont le point de cristallisation de ce que la guerre produit d'absence. La disparition constitue en effet peut-être un héritage central de la guerre, et son institution aura marqué nombre de conflits. Inventée par les Allemands- durant la seconde guerre avec le décret Nacht und Nebel (Nuit et brouillard, les prisonniers visés par ce texte doivent disparaître sans laisser de trace), elle suspend les êtres entre le vif et le mort, en une tératologie traumatogène pour les sociétés qui les perçoivent, comme le montrent les exemples algériens de 1957-1962 et argentin des années 1970-1980. A la béance des corps répond par ailleurs celle des âmes. L'immensité des blessures narcissiques invisibles subies par les individus (mais aussi les groupes sociaux) constitue si ce n'est une terra incognita, du moins un continent dont l'exploration est toujours à recommencer. Génératrices de comportements suicidaires, addictifs ou transgressifs, les pathologies maladroitement regroupées aujourd'hui sous le vocable de syndrome de stress post-traumatique constituent un héritage durable des conflits. Il en est sans doute de même avec cette défloraison de l'âme que constituent les comportements et situations, identifiés, par les combattants eux-mêmes, chez certains d'entre eux comme déviants et pervers : très souvent captées par les belligérants dans les séquences de torture ou de violence démonstratrice, les pratiques de cruauté génèrent en effet chez de nombreux individus des comportements transgressifs qu'en vain les sociétés belligérantes ont tenté de limiter, voire de sanctionner.

On le voit, la violence de guerre connaît de multiples déclinaisons sur le siècle et il est bien difficile d'en brosser le tableau. Il est une caractéristique qui le traverse de part en part, cependant, et qui fait pratiquement figure d'universel : le deuil. Il envahit tout : les vêtements crêpés de noir en 1918, les consciences tordues de chagrin, les traités inégalitaires, mais aussi la rage des combattants alors que leur ennemi a rendu les armes. C'est au fond là que se situent la plus grande subversion de la violence de guerre et son héritage le plus tenace, inexorablement à l'œuvre en Syrie sous nos yeux : celle qui fait que les pères enterrent les fils et ne savent répondre à Paul qui interroge : "Ubi est, Mors, victoria tua ?" "Ô Mort, où est ta victoire ?" Elle est l'avenir de la guerre...?

Par Christian Ingrao, chargé de recherche au CNRS et directeur de l'Institut d'histoire du temps présent.

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