La violence n'est pas un concept abstrait

«L’Europe souffre ainsi de meurtre et d’abstraction. Mon opinion est qu’il s’agit de la même maladie.» Ce diagnostic d’Albert Camus sonne comme la formule universelle de toute violence. Violence du discours qui essentialise l’individu pour faciliter sa destruction symbolique, car les silhouettes de syllabes ont le bon goût de ne pas saigner quand on les frappe. Violence sociale qui s’abat discrètement sur ceux que les difficultés économiques accablent un peu plus chaque jour, les ignorés d’un monde qui les invisibilise pour tranquilliser les consciences. Violence du politique, dont les mesures peuvent atteindre les moins chanceux dans leur chair sans éclabousser les décisionnaires. «La politique, ça ne veut pas dire la même chose pour tout le monde», relevait Edouard Louis en octobre dernier dans l’émission Entrez sans frapper. «Moi, quand j’étais enfant, une aide sociale en plus, une bourse en plus, ça voulait dire manger ou ne pas manger […]. Il y a tellement de gens pour qui la politique veut dire ça […]. Et on n’entend jamais ça dans le champ politique, évidemment. Parce que c’est des gens qui soit ne le savent pas, soit s’en fichent.»

Rappeler que la violence engendre la violence peut sembler d’une banalité désarmante. Mais il est des leçons que nous n’apprenons jamais. Et pour l’auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule, les gilets jaunes sont ce boomerang à visage humain qui, galvanisé par un esprit de révolte (la «séculaire volonté de ne pas subir» dont parle Camus en citant Barrès), nous renvoie en pleine figure la violence de leur quotidien. Mais l’abstraction est semblable à des sables mouvants : on peut s’y enfoncer insensiblement en s’efforçant de s’y arracher. Il en va ainsi lorsque, sur Twitter, royaume des sans-visages où les coups portent sans faire de bruit, Edouard Louis décrète que l’indignation soulevée par les propos homophobes et racistes de certains gilets jaunes n’est qu’une manœuvre des «classes dominantes» pour réduire «les pauvres» au silence. Nul ne doute que les causes progressistes aient leur lot de récupérateurs opportunistes. Mais dissoudre la complexité d’une situation dans un énième discours manichéen, substituer l’angélisme à la diabolisation, c’est reproduire ce qu’on prétend combattre. La dignité n’est-elle donc qu’un lot de vases communicants, pour que le peuple ne puisse être réhumanisé qu’en déshumanisant ceux que des agressions homophobes et racistes ont blessés ? Dans ce cimetière de catégories monolithiques, certaines souffrances trouvent plus d’écho que d’autres.

L’abstraction, monstre contradictoire tissé de feu et de glace, génère une violence explosive et anesthésie du même geste celui qui désire s’y abandonner sans se brûler. Les propos de l’avocat Juan Branco sur Twitter sont exemplaires de cette ivresse déguisée en réflexion. Un tel exercice de style visant à justifier la violence – non pas à l’expliquer, mais à la célébrer, à l’appeler de ses vœux – porte la marque d’un esprit paradoxal qui prétend revenir aux choses-mêmes et faire parler les corps meurtris mais qui recouvre le réel d’une jonglerie conceptuelle autocélébratoire. Sous la jubilation des politiques qui, à l’image de Mélenchon, chantent de loin la beauté de l’insurrection populaire ou fustigent «le bourgeois» qui pleure sur sa Mercedes brûlée, il y a aussi des travailleurs, des étudiants précaires privés de leur moyen de transport ; des lycéens blessés dans des établissements où certains jouent littéralement avec le feu. Face aux révolutionnaires insouciants qui fantasment le Grand Soir depuis le confort de leur salon, ces mots de Camus résonnent avec une éternelle actualité : «La violence est à la fois inévitable et injustifiable […]. J’ai horreur de la violence confortable. J’ai horreur de ceux dont les paroles vont plus loin que les actes. C’est en cela que je me sépare de quelques-uns de nos grands esprits, dont je m’arrêterai de mépriser les appels au meurtre quand ils tiendront eux-mêmes les fusils de l’exécution.»

Maryline Maeso est enseignante de philosophie et auteure de l’essai les Conspirateurs du silence (L’Observatoire, 2018)

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