La vision d’un Japon sur le déclin est trop simple

Le 30 avril s’achèvera au Japon l’ère Heisei, commencée le 8 janvier 1989, qui laissera la place à l’ère Reiwa, après l’abdication de l’empereur Akihito. Dans un contexte institutionnel dans lequel celui-ci n’a qu’un pouvoir symbolique et où les ères ne sont qu’une sorte de calendrier parallèle au calendrier occidental, il ne faut pas surinterpréter ce changement d’un point de vue économique. Cependant, chaque ère du Japon moderne et contemporain – associée à un empereur – correspond à une certaine période du développement du Japon. Il est possible de faire un bilan d’Heisei tout en identifiant les perspectives pour l’économie japonaise.

Ainsi, l’ère Meiji (1868-1912) a été celle d’un changement institutionnel profond – avec le retour au premier plan de l’empereur après une période (Edo) où le vrai pouvoir était entre les mains du shogun – mais aussi, et surtout, celle du début du décollage économique et de la modernisation du Japon au sens occidental. Taisho (1912-1926) est, elle, souvent considérée d’un point de vue économique comme une transition, caractérisée par une forte instabilité. Showa (1926-1989) – marquée par la montée du nationalisme japonais, qui a conduit à la guerre puis à la catastrophe de la défaite – a également une dimension économique importante puisqu’elle correspond, après 1945, à la période de forte croissance faisant suite à la reconstruction et conduisant au rattrapage des puissances occidentales par le pays, qui, dès la fin des années 1970, devient la seconde puissance économique mondiale.

Lorsque commence Heisei, en 1989, les meilleurs économistes du monde prédisent que le Japon aura dépassé les Etats-Unis avant la fin du siècle et sera devenu number one, pour reprendre le titre du célèbre livre d’Ezra Vogel (Japan as No. 1. Lessons for America, Harvard University Press, 1979). Mais l’éclatement des bulles financières et foncières au début des années 1990, la crise asiatique de 1997, la crise mondiale de 2008, puis la catastrophe nucléaire de Fukushima en 2011, entre autres, ont largement invalidé ce pronostic. Trente ans plus tard, l’image qui domine est celle d’une stagnation économique – d’où l’expression de « décennies perdues » pour caractériser Heisei. Symbole de ce déclin, au moins relatif, le Japon connaît une chute de natalité, un vieillissement accéléré et, depuis 2005, une baisse absolue de sa population.

Une libéralisation mal pensée

Cette vision d’un Japon sur le déclin est cependant trop simple. Sans vouloir contribuer au débat sans fin entre « déclinistes » et « optimistes » – assez comparable à celui qui concerne la France –, il est possible de nuancer cette image pour en tirer quelques leçons sur la nature de la mondialisation et sur le processus de libéralisation des économies depuis le début des années 1980. Faible croissance et déflation sont des maux qui caractérisent également certains pays européens ; faible taux de chômage et balance commerciale excédentaire différencient quant à eux assez fortement le Japon de pays européens comme la France, mais le rapprochent de l’Allemagne. Quant aux modalités d’intervention de l’Etat et au fonctionnement des grandes entreprises, elles ont fortement évolué, comme nous l’a rappelé récemment l’affaire Ghosn.

Quelles sont, dans ces conditions, les principales raisons de la stagnation économique ? La crise japonaise a été largement endogène. Elle est en partie la conséquence d’une libéralisation mal pensée et mal implémentée, qui a déstabilisé les institutions japonaises et a perturbé l’avantage comparatif qu’elles offraient au pays. Il ne faut pas négliger non plus des erreurs d’une politique économique qui, après chaque phase récessive, n’a pas été assez réactive et a exposé la reprise à être perturbée par la crise suivante, dans une chronologie assez proche de celle de l’économie française.

Le Japon s’est également engagé, sans débat démocratique, dans une course en avant technologique et dans une course vers le bas en matière salariale, principale origine de la montée de la pauvreté et des inégalités. Le Japon a de ce fait mis de côté l’innovation sociale et a surtout oublié ce qui faisait sa force par le passé, à savoir accompagner les innovations technologiques par des innovations organisationnelles.

On peut donc prédire que le futur de l’économie japonaise reposera sur sa capacité à relever plusieurs défis. La croissance en est un, notamment dans un contexte énergétique et environnemental particulier après la catastrophe de Fukushima. Mais le principal défi est social, bien plus que démographique ou international (même si la position du Japon dans le monde – et notamment ses relations avec la Chine – est la principale préoccupation du gouvernement Abe) : l’enjeu est bel et bien de reconstruire un pacte social susceptible de mobiliser les forces vives de la nation autour d’un objectif commun. Pour cela, il faut à la fois répondre à la demande de protection dans un contexte de montée des inégalités et fixer un horizon. Cela nécessite de poser les termes d’un débat fiscal qui n’est pas sans rappeler le contexte français : qui doit payer, et pour quels bénéfices ?

Sébastien Lechevalier est directeur d’études à l’EHESS, président de la Fondation France-Japon de l’EHESS. Il est l’auteur de La Grande Transformation du capitalisme japonais (Presses de Sciences Po, 2011) et, avec Brieuc Monfort, de Leçons de l’expérience japonaise. Vers une autre politique ? (Ed. Rue d’Ulm, 2016).

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *