La vraie guerre du Sahel se jouera hors du Mali

La prise d’otages qui vient de prendre fin sur le site gazier de Tiguentourine, près d’In Amenas (Sahara algérien), et qui, selon le bilan officiel des autorités algériennes, s’est soldée par la mort de 37 ressortissants étrangers, un Algérien et 29 terroristes, était-elle prévisible, et son dénouement par la force évitable?

Tandis que les chancelleries occidentales, notamment celles qui n’ont guère d’expérience du terrorisme islamique, n’y ont vu qu’une nouvelle prise d’otages liée de près ou de loin à la crise malienne, donc négociable, appelant les Algériens à la retenue, ces derniers ne se sont pas trompés quant à la nature réelle de l’opération, déclenchant aussitôt un assaut aux conséquences forcément meurtrières. Ils ont eu raison de le faire.

Si les autorités algériennes ont été incapables de prévenir l’attaque et de sécuriser des installations pourtant jugées sensibles, situées dans le rayon d’action des djihadistes, elles ont, en revanche, immédiatement perçu la détermination et la tentation suicidaire des preneurs d’otages. Car une opération d’une telle envergure, visant un site aussi fréquenté et un nombre d’otages aussi conséquent, ne pouvait passer inaperçue, ne laissant aucune chance aux ravisseurs de repartir avec leurs prises. Espéraient-ils réellement négocier in situ après avoir miné les installations? Si les frontières libyenne, nigérienne et malienne sont suffisamment proches pour leur permettre une infiltration par surprise, elles paraissent trop éloignées pour leur offrir la moindre chance d’en sortir indemnes, dès lors qu’ils étaient repérés.

En réalité, plusieurs éléments laissent à penser que les ravisseurs étaient prêts à mourir en martyrs sous le feu des projecteurs autant que d’une explosion gazière, au nom d’arguments fallacieux (l’ouverture par l’Algérie de son espace aérien aux forces françaises), entraînant dans leur mort un maximum de ressortissants étrangers. Ainsi les terroristes espéraient-ils faire d’une pierre trois coups: punir les Occidentaux pour leur guerre contre le terrorisme, leur présence en terre d’islam et leur soi-disant pillage des ressources des musulmans; frapper l’Algérie au cœur, c’est-à-dire en visant sa principale source de richesse, les hydrocarbures; et focaliser l’attention sur le commanditaire de l’attaque.

Car l’on sait aujourd’hui que cette opération a été menée par «ceux qui signent par le sang», katiba (unité combattante) reconstituée autour du djihadiste algérien Mokhtar Belmokhtar, lequel s’est bien gardé d’être présent sur les lieux, et a longtemps régné en maître dans le nord-ouest malien, aux confins de l’Algérie et de la Mauritanie, à la tête de la katiba des «enturbannés». On lui doit, notamment, plusieurs attaques en territoire mauritanien. On sait également qu’une telle opération nécessite, sinon des complicités locales, du moins des repérages préalables, et que, par conséquent, sa conception ne pouvait être qu’antérieure à l’intervention française au Mali. L’argument liant cette attaque à la crise malienne n’est donc pas recevable, même si cette dernière et l’entrée en scène de l’Algérie semblent avoir précipité son déclenchement, contribuant à son échec partiel.

Dans les milieux spécialisés, on s’attendait depuis longtemps à ce type d’action spectaculaire. Certes, il est toujours facile de dire a posteriori «on savait»; la vérité, c’est que l’on ignorait le lieu exact et le moment précis d’une telle opération, mais que l’on savait que tous les ingrédients étaient réunis pour qu’elle se réalise. En mai 2011, dans le quotidien algérien El Watan , nous écrivions que «sans doute, les unités combattantes [d’Al-Qaida au Maghreb islamique, AQMI], dont la tendance à l’autonomisation devrait se renforcer encore, seront-elles tentées par des coups d’éclat pour mieux se faire entendre». Cette attaque est donc à replacer dans le cadre plus large de l’autonomisation accrue des katibas djihadistes depuis la disparition de Ben Laden, l’effondrement du régime de Kadhafi et leur enrichissement spectaculaire, notamment grâce aux rançons et au contrôle des trafics transsahariens.

Elle est également la conséquence directe de la sourde concurrence qui oppose, depuis des années, Belmokhtar au caïd d’une katiba rivale, Abdelhamid Abou Zeïd, lequel a fini par lui faire de l’ombre en affichant sa cruauté et en multipliant les lucratives prises d’otages. Les Français d’Areva sont entre ses mains, tandis qu’on lui doit l’assassinat du Britannique Edwen Dyer (mai 2009), et la mort du Français Michel Germaneau (juillet 2010). Or, ces dernières semaines, Abou Zeïd était parvenu à marginaliser Belmokhtar, dont on disait qu’il s’était alors rapproché du Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), dissidence d’AQMI en pleine ascension criminelle. La survie politico-boutiquière de Belmokhtar nécessitait, à l’évidence, un coup d’éclat. Sa revendication de l’attaque d’In Amenas, le 20 janvier, au nom d’Al-Qaida, sonne comme une ultime tentative de revenir sur le devant de la scène sahélienne.

La cible retenue pour son forfait aurait pu être une tout autre implantation étrangère, notamment celle du groupe pétrolier Total, dans l’Adrar mauritanien. Mais le site d’In Amenas présentait un double avantage: frapper l’Algérie, la principale puissance militaire de la région, et atteindre un site gazier de grande ampleur, dont l’explosion, inédite dans l’histoire du terrorisme islamique, aurait à coup sûr marqué les esprits. Le temps jouait contre les autorités algériennes: il aurait permis aux terroristes de miner efficacement le site, tout en augmentant considérablement la pression étrangère et médiatique.

C’est pourquoi François Hollande a eu raison de parler de «réponse algérienne adaptée». Il l’a fait pour des raisons diplomatiques évidentes, à l’heure de la «réconciliation» franco-algérienne et au moment où la France, engagée dans un conflit malien qui devrait durer et dont l’issue lui sera imputée, a absolument besoin de l’entière coopération des pays voisins: survol de leurs territoires par les forces aériennes; contrôle accru des frontières pour empêcher toute exfiltration des terroristes, autant que leur approvisionnement en armes et en carburant.

Mais l’argument diplomatique ne saurait expliquer à lui seul les mots du président français, lesquels traduisent une évolution salutaire de la stratégie française dans la lutte antiterroriste au Sahel. Amorcé par Nicolas Sarkozy avec la tragique attaque, en janvier 2011, contre les ravisseurs de deux Français au Niger, ce changement répond désormais à la conviction, de plus en plus partagée au sommet de l’Etat français, que seule la force et l’intransigeance auront raison du terrorisme islamique.

Cette opération vient ainsi rappeler que si «l’ennemi lointain» – pour reprendre la terminologie djihadiste – désigne plus que jamais la France, les Etats-Unis et les Occidentaux en général, «l’ennemi proche» par excellence, dans cette partie du monde, reste l’Algérie plutôt que le Mali, lequel a longtemps fait preuve de complaisance envers les terroristes. Elle souligne également que la vraie guerre qui les oppose à la France se jouera avant tout hors du territoire malien, partout où ils pourront frapper les intérêts français et occidentaux.

Face aux attaques des Rafale, les colonnes de combattants islamistes qui opèrent au Mali ne peuvent résister longtemps et, sur ce point, l’OPA d’AQMI et de ses alliés sur le Nord-Mali ne les sert pas. Disséminés dans l’ensemble des pays de la région, ils recouvrent, en revanche, toute leur capacité de nuisance. Cette guerre-là, moins médiatique, prendra des années et nécessitera des autorités françaises qu’elles restent inflexibles, en renonçant enfin et définitivement à toute négociation avec ces bandes de criminels, au risque de devoir sacrifier plusieurs compatriotes. Tel est, malheureusement, le prix que la France doit payer pour garantir sa liberté et sa sécurité.

Vincent Bisson, directeur de l’ARAN.

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