La vraie sagesse de l’imam

Les artistes donnent parfois d’avance la clé de l’actualité. Je ne fais pas allusion au roman de qui vous savez, mais au film Timbuktu, d’Abderrahmane Sissako. On y voit un imam local s’opposer aux djihadistes d’importation. Islam contre islam ? Non, un très vieil islam confronté à des étrangers incapables de comprendre les mœurs du pays sur lequel ils mettent la main.

Si cela vous rappelle quelque chose, c’est que les djihadistes agissent contre la cité vénérable comme les colonisateurs de jadis. Au nom de l’autorité indiscutable des modernisateurs : « Il faut changer votre vie, radicalement, et tout de suite. » Pauvres habitants, moulinés par la colonisation et remoulinés par les djihadistes.

Avec deux différences, il est vrai capitales. Ce que les colonisateurs détruisaient, c’était au nom d’un futur imaginaire, alors que les terroristes actuels le font pour revenir à un passé lui aussi utopique. Mais surtout, il y avait encore parmi les modernisateurs de jadis des conflits entre les différentes instances.

Les djihadistes qui occupent Timbuktu ont unifié en une seule certitude ce que demande le droit, le pouvoir, Dieu et le profit. Pour eux le jugement et l’exécution sont dans la même main : celle de Dieu, à savoir la leur. Les efforts du vieil imam pour différencier les sources d’autorité échouent parce que les djihadistes les ont toutes télescopées en un seul fléau qu’ils manient sans trembler. Ne leur parlez pas de pluralisme. Ils savent, ils décident, et ils tuent. Tout en un.

Archaïques et sanguinaires

L’imam permet de tirer deux leçons sur les événements récents. Contre ce genre d’assassins, impossible d’en appeler à une « guerre de civilisation » : c’est notre civilisation, ce sont nos enfants, ils nous appartiennent. Il faut s’y faire : les tueurs sont de « bons Français ». Oui, c’est une plaie, mais elle ne nous est pas étrangère. Ceux qui défilent avec raison contre les crimes des assassins n’ont-ils jamais célébré les « sacrifices indiscutables » auxquels il faut tous nous soumettre au nom de « l’inévitable modernisation », au besoin par la violence ?

Certains s’arrogent le droit au nom de l’utopie d’un paradis sur Terre de créer l’enfer pour ceux qui doutent ou n’obéissent pas. On ne pourra pas lutter contre les nouveaux criminels tant qu’on ne comprend pas que, derrière leur archaïsme de façade, ce sont avant tout des modernisateurs forcenés.

On objectera qu’on ne doit pas comparer l’idéal de modernisation toujours renaissant avec ces militants archaïques et sanguinaires puisqu’ils agissent au nom de Dieu et que la religion est une affaire terminée. Oui, la religion joue un rôle. Il est possible que l’idée d’un Dieu unique pousse à télescoper les sources d’autorité.

Pourtant, plus que la quantité de religion, ce serait plus utile de considérer la différenciation dont une civilisation est capable. Le vieil imam est bien plus religieux que ceux qu’il combat mais il est surtout plus articulé. S’il est lui aussi dans la main de Dieu, il ne la confond pas avec la sienne. C’est toute la différence. Le djihad, explique-t-il, c’est sur lui qu’il le fait sans lui apporter aucune certitude. Au contraire, ça le fait trembler.

La modernité commence quand la religion perd son incertitude et devient la réalisation sur Terre de ce qui doit rester dans l’au-delà. Le modernisateur devient certain de pouvoir achever les fins de la religion par la politique. Et plus tard, on oubliera tout à fait la religion ; il ne restera que le droit de faire de la politique au nom d’une certitude absolue empruntée à tort au sentiment religieux.

Il faut apprendre à dire « non »

D’où notre stupéfaction de voir revenir le religieux dans l’assassinat politique. En fait, il ne nous avait pas quittés ; les antireligieux modernisateurs ou révolutionnaires sont religieux de part en part puisqu’ils connaissent le sens de l’Histoire et par quels violents arrachements il faut y mener les rétifs ou les infidèles. Le vieil imam de Timbuktu insiste en dodelinant de la tête que Dieu peut-être le sait, mais pas lui ; et qu’il ne veut donc pas risquer de commettre le crime juridique, le péché religieux, la faute politique, de confondre les deux.

Au fond, sa leçon revient à découvrir comment extirper le religieux de la politique, mais c’est un devoir d’examen de conscience, qui s’adresse à tous, aussi bien aux djihadistes bien de chez nous. Il faut redifférencier les sources d’autorité ; ce qui revient à attendre moins de la politique.

Contre le nihilisme, il faut apprendre à dire « non ». Non, la politique ne peut pas faire le paradis sur Terre. Non, ce n’est pas à l’Etat de procurer une identité protectrice. Non, la religion n’est pas là pour apporter des certitudes. Non, il n’y a pas un front de modernisation. Non, il n’y a pas de sens de l’Histoire. Déceptions nécessaires pour redonner du sens au mot civilisation, un simple modus vivendi. Ce n’est pas assez ? En voulant plus, on a toujours fait pire.

Ce que l’imam ne dit pas, c’est à quel point ces décharges de violence sont inintéressantes. Au chagrin de pleurer les morts, s’ajoute le désespoir de voir des actions survenir à contretemps. Car enfin, quand les djihadistes nous menacent de l’apocalypse, ils ne semblent pas s’apercevoir qu’une autre apocalypse nous menace pour laquelle, pas plus que leurs prédécesseurs, ils n’ont le plus petit début de réponse. S’il faut défiler en masse, ce devrait être aussi pour affronter la mutation écologique dont tous les modernisateurs sont cette fois directement responsables. Avons-nous pour cela une civilisation assez articulée, au sens du vieil imam ?

Bruno Latour est directeur adjoint de Sciences Po Paris.

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