L’abolition des frontières coloniales n’aura pas lieu

Des Burundais réfugiés, en 2015, sur les bords du lac Tanganyika en Tanzanie, à quelques kilomètres du Burundi. Photo Reuters
Des Burundais réfugiés, en 2015, sur les bords du lac Tanganyika en Tanzanie, à quelques kilomètres du Burundi. Photo Reuters

C’est un euphémisme que de l’affirmer : les frontières héritées de la colonisation continuent d’exaspérer, d’irriter les Africains et d’alimenter les plus vives polémiques. Matrices exogènes ayant concouru à entériner des micro-Etats, des enclaves, des culs-de-sac, des Etats-nations plastiques… les arguments abondent pour les disqualifier sur l’autel du mal-développement du continent africain. Dans une tribune publiée dans Courrier international en mai 2017 le politologue Achille Mbembe plaidait en faveur de leur abolition, dernier stade, selon lui, de la décolonisation. Le ressentiment à l’égard des frontières, stigmates les plus visibles de la colonisation, ne peut être déconsidéré tant il exprime et catalyse une souffrance des peuples dominés, colonisés. Cependant, si le plaidoyer de Mbembe peut sembler séduisant, il est prisonnier d’une représentation a-historique. Les frontières sont des processus inscrits dans la longue durée et donc plurifactoriels. Sa proposition est d’ailleurs loin d’être nouvelle, puisqu’elle fut déjà largement débattue au moment des indépendances. Le parfum unitariste panafricain s’empêtra toutefois sur le seuil d’un processus de territorialisation des luttes politiques dans le cadre des territoires dessinés durant la colonisation, qui aboutit à l’adoption de l’intangibilité des frontières en 1963 (charte de l’Organisation de l’unité africaine).

L’affirmation de Mbembe selon laquelle «diviser les territoires par des frontières politiques est une invention coloniale» est erronée. Les frontières précoloniales étaient structurées par des rapports de force internes et externes et, par conséquent, étaient elles aussi des enjeux politiques et géopolitiques. Les colonisateurs n’ont pas divisé des territoires de royaumes ou d’empires mais se sont appuyés soit sur des frontières précoloniales soit sur des fractures politiques pour tracer les contours de leurs colonies. En revanche, ils ont introduit, importé et imposé en Afrique leur modèle westphalien : la frontière-ligne, cadre de l’Etat-nation, ayant contribué à la réification de la carte géopolitique africaine. Ils ont créé des territoires d’exploitation rassemblant des populations qui n’avaient pas nécessairement vocation à vivre ensemble ou à devenir des Etats souverains et indépendants suivant le canevas établi par les colonisateurs. La première salve contre l’ordonnancement des territoires émana d’ailleurs du sein même de l’administration coloniale, dans l’entre-deux-guerres, tandis que les acteurs de terrain étaient tenus dans l’incapacité d’enrayer les déplacements de populations au moment de la levée de l’impôt ou du recrutement forcé. Les prémices du discours sur l’artificialité des frontières étaient posées. Sur ce sujet, le géographe Michel Foucher a démontré que l’opposition frontière naturelle-frontière artificielle reposait sur des concepts-obstacles empêchant de s’intéresser à l’histoire des frontières et aux débats qui ont présidé à leur tracé. Depuis les indépendances, on observe d’ailleurs que les conflits ont davantage été de nature intra-étatiques qu’interétatiques.

Dans son article, Achille Mbembe semble regretter l’époque précoloniale où les frontières africaines étaient largement poreuses et perméables. Ce qui ne serait plus le cas. Pourtant ce sont là, aujourd’hui, les qualificatifs les plus usités pour les définir. Le contrôle et la surveillance aux frontières, qui plus est impliquant deux voire plusieurs souverainetés, restent homéopathiques, parce que les Etats craignent toujours l’incident diplomatique. C’est une des raisons pour lesquelles ces zones ont pu devenir des refuges pour des rebelles ou pour des jihadistes.

S’il est communément admis de dénoncer les frontières héritées de la colonisation comme étant maintenues par la seule prérogative du ventre des gouvernants - et des privilèges qui y sont associés -, il convient également de considérer dans l’équation les processus d’enracinement des frontières par le bas, suivant des logiques et des rythmes endogènes qui concourent à l’affirmation d’un nationalisme d’en bas (Peter Sahlins). Ce dernier transparaît le plus souvent dans le cadre de litiges fonciers, lorsque les frontaliers partis au conflit sollicitent une intervention de leur Etat respectif. Par ce type de pratique, les frontaliers contribuent à asseoir le cadre du territoire de l’Etat tout en le fragilisant. En effet, au quotidien, ils exploitent l’effet-frontière et ses asymétries à des fins d’une économie de survie. Une situation certes paradoxale mais à l’image de l’ambivalence de la frontière qui est tout à la fois une barrière et un pont entre les populations. Par conséquent, gouvernants et gouvernés consolident tout autant qu’ils fragilisent les assises territoriales des Etats, selon des agendas et des logiques électoralistes, politiques ou économiques différents.

Derrière l’abolition, Achille Mbembe plaide en faveur d’une plus grande mobilité des biens et des personnes sur le continent africain. Mais n’est-ce pas là une question éminemment politique, au cœur des enjeux d’intégration régionale, la frontière n’étant en rien un acteur de l’histoire ?

Par Caroline Roussy , historienne française, docteure en histoire de l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne, et Kako Nubukpo, économiste togolais, directeur de la Francophonie économique et numérique au sein de l’Organisation internationale de la rrancophonie (OIF) à Paris.

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