L’adhésion des Britanniques à l’Europe ne venait pas du cœur

Le spectacle qu’offre actuellement la Chambre des communes pourrait laisser penser aux Français que les Britanniques ont perdu la tête quand ils ont voté pour le Brexit. Pour sa part, le président du Conseil européen Donald Tusk a récemment expédié ceux qui promeuvent la sortie de l’Union européenne (UE) « à une place spéciale en enfer ». J’aimerais donc expliquer pourquoi je crois que nous ne sommes ni fous ni démoniaques.

L’Histoire détermine la façon dont nous, Britanniques, voyons l’UE, comme elle détermine la vôtre. Nous n’avons pas été vaincus ou envahis pendant la seconde guerre mondiale. Par conséquent, nos institutions n’ont pas été discréditées. Le Parlement souverain, par lequel le Royaume-Uni est gouverné, a soutenu une coalition de tous les partis qui s’est avérée victorieuse. La conception que nous nous faisons de la liberté l’a emportée.

Aussi, quand la Communauté économique européenne (CEE) a été créée, nous avons salué l’idée mais peu considéraient qu’il s’agissait, pour la Grande-Bretagne, d’une nécessité vitale. Notre adhésion, disons, ne venait pas du cœur. Le général de Gaulle l’a bien compris et a eu la sagesse de s’opposer à deux reprises à ce que nous y fassions notre entrée.

Le conflit entre Margaret Thatcher et Jacques Delors

Lorsque, finalement, en 1973, nous l’avons intégrée, on nous expliquait principalement que l’on pourrait ainsi apaiser notre détresse économique. Les interrogations que certains soulevèrent sur notre destin national et notre souveraineté furent minimisées par les partisans de l’entrée dans la CEE. Lors du référendum de 1975, nous avons tous massivement voté pour y rester, comme nous le demandait l’ensemble des principaux partis.

Or, dans les années 1980, grâce aux réformes du marché et des syndicats accomplies par Margaret Thatcher, notre économie s’est redressée. Ces réformes n’ont pas été menées avec l’aide de l’Europe, mais, au contraire, contre l’avis des pays européens qui s’y sont opposés. Un violent conflit a éclaté entre Margaret Thatcher et le président de la Commission, Jacques Delors. Il défendait le socialisme, des pouvoirs accrus pour Bruxelles, l’union monétaire et l’union politique – tout ce que, elle, rejetait.

La fin de la guerre froide et la réunification de l’Allemagne exigeaient, pour Jacques Delors, Helmut Kohl et François Mitterrand, de réaliser l’union monétaire (l’union politique était reportée à regret). L’opinion publique britannique, en revanche, était déterminée à garder la livre, et craignait que l’unité monétaire ne concentre inévitablement la puissance économique en Allemagne. L’euro était si impopulaire que tous les partis qui s’affrontaient pendant l’élection de 1997 se devaient de promettre un référendum à ce sujet. Nous n’avons pas intégré l’union monétaire, même si le nouveau premier ministre, Tony Blair, souhaitait que nous le fassions ; mais il savait qu’il perdrait s’il soumettait la question au vote.
Ressentiment

Cette promesse de référendum aide à comprendre où nous en sommes aujourd’hui. Plus l’Europe est devenue puissante au cours du XXe siècle, plus le ressentiment du Royaume-Uni a augmenté. Nous n’apprécions pas d’être gouvernés par des autorités étrangères, plutôt que par les représentants que nous, le peuple, avons élus.

Je crois que, dans votre pays, le président Emmanuel Macron peut bien appeler à « plus d’Europe » parce que cela implique plus de pouvoir pour la France. Aucun homme politique britannique n’oserait prétendre que « plus d’Europe » signifie plus de pouvoir pour la Grande-Bretagne : aucun électeur n’y croirait.

La plupart de nos dirigeants politiques continuaient pourtant de rêver à une plus grande intégration européenne ; c’est pourquoi nous avons réclamé une vérification, pour casser le monopole des pro-Européens : un référendum sur l’appartenance même à l’UE.

Ce sentiment était dominant au sein du Parti conservateur. En 2013, David Cameron, alors premier ministre, accepta de soumettre à référendum la question de l’appartenance à l’UE si son parti remportait les prochaines élections. A sa grande surprise, ce fut le cas, et il dut donc tenir promesse. L’UE ne lui accorda, bêtement, que de légères concessions ; il mena une campagne négative pour rester membre de l’UE, et ce fut l’échec.

Cela montre, je l’espère, que l’euroscepticisme des Britanniques ne date pas d’hier et qu’il s’appuie sur des principes démocratiques. Alors même que les dirigeants des trois principaux partis faisaient campagne pour rester dans l’UE, 17,4 millions d’électeurs se sont déplacés pour voter en faveur du Brexit – un chiffre sans précédent dans l’histoire de notre pays.

Ce n’était que la suite logique d’un problème ancien, ravivé par l’échec des élites européennes – les nôtres y compris – face à la crise financière de 2008. Bien sûr qu’il s’est agi d’un vote de protestation, mais la protestation était profonde et sérieuse. Rien à voir avec un spasme populiste.

Le langage insultant de Jean-Claude Juncker

Cette protestation se poursuit. Dans certains pays d’Europe, les référendums ne sont plus que des soupapes de sécurité. Le gouvernement fait quelques concessions, puis impose un second vote. Si cela devait se produire au Royaume-Uni ce serait un scandale, car nous avons horreur d’être intimidés.

Presque tous les jours, dans les pubs, dans les magasins, les trains, les églises, les cabinets médicaux, j’entends des gens dire : « Ils essaient de nous empêcher de quitter l’Europe, mais nous avons voté pour ça ! » Par ce « ils », les gens entendent à la fois l’UE et les députés qui sont en train de trahir leur promesse : aussi bien les travaillistes que ceux du Parti conservateur se sont engagés, durant les élections de 2017, de prendre acte du résultat.

Pour la plupart des électeurs du Brexit, les événements qui ont eu lieu depuis le référendum de 2016 n’ont fait que confirmer tout le mal qu’ils pensaient de l’UE : l’argent qui nous a été réclamé, les tentatives pour nous faire rester, la prétention de nous dicter les règles qui prévaudront à la frontière entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande ainsi qu’entre l’Ulster et le reste du Royaume-Uni.

Que diraient les Français si le Royaume-Uni leur expliquait comment traiter les marchandises transitant de la Bretagne vers une autre partie du territoire ? Le langage insultant [du président de la Commission européenne] Jean-Claude Juncker, le dédain [du négociateur en chef des Vingt-Sept chargé des pourparlers avec Londres] Michel Barnier et maintenant la relégation aux enfers par M. Tusk ont donné raison à toutes les caricatures qui avaient été faites d’une UE toute-puissante. Que l’on puisse rester après tout sonne comme une plaisanterie pour des millions d’entre nous.

Le droit du peuple

Il semble désormais logique de sortir de l’UE sans accord et de s’en remettre aux règles de l’Organisation mondiale du commerce dans nos relations avec le continent. Nous sommes très nombreux à vouloir une issue aussi plus positive, mais nous ne voulons pas d’une paix carthaginoise. Le « no deal » serait dur pour nous, mais cela a des avantages précis.

Cela signifie que l’on garderait nos 39 milliards de livres [qui doivent servir à payer les engagements de Londres prévus dans le cadre du budget pluriannuel en cours (2014-2020)], que nous serions libres de conclure nos propres accords commerciaux et que nous saurions à quoi nous en tenir plutôt que de traverser une longue transition qui nous laisserait démunis. Il se peut que nous soyons plus pauvres à court terme, mais nous serions libres.

A la Chambre des communes, certains signes laissent à croire que l’on sortira bientôt de l’impasse. Les députés commencent enfin à honorer leur devoir constitutionnel, comme ils le font généralement au final. Il est remarquable qu’il n’y ait eu jusque-là, durant tout le processus de sortie, presque aucune violence. Notre système politique et les partis traditionnels sont mis à rude épreuve, mais ils fonctionnent, contrairement à tant d’autres sur le continent européen. Nous n’avons rien de pareil aux « gilets jaunes ».

Si le résultat du référendum est maintenu, la paix est presque garantie. Nous aurons exercé la liberté, qui devrait appartenir à toutes les nations européennes, de reprendre en main notre avenir. Ce n’est pas la loi de la foule, mais simplement le droit du peuple.

Ancien rédacteur en chef du « Daily Telegraph », Charles Moore est le biographe autorisé de Margaret Thatcher. Traduit de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria.

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