L’Afrique, berceau de l’écologie

Etre une philosophe nomade. Pratiquer la pensée comme errance. Refuser de marcher sur un chemin tracé d’avance, prête à accueillir la rencontre dans ce qu’elle a de plus inattendu, lorsqu’elle nous dépouille de ce que nous sommes pour nous révéler à nous-mêmes. Advenir à soi par la médiation de l’autre. Comprendre enfin que penser avec les philosophes africains, c’est se penser.

Terre berceau de l’humanité, l’Afrique n’est pas – et n’a jamais été – ce monde à part et hors de l’histoire qu’ont fantasmé nombre de discours philosophiques, anthropologiques et politiques européens. Se pencher sur les problématiques environnementales à l’heure de l’anthropocène, ou du « capitalocène », ne peut se faire sans prendre en considération les conséquences écologiques, sanitaires, sociales, politiques… désastreuses d’un système économique mondialisé pour une région qui abritera 40 % de l’humanité en 2100.

Quatre-vingts pour cent des réserves mondiales de coltan sont situées en République démocratique du Congo, où l’extraction de ce minerai stratégique pour la fabrication des smartphones pollue les eaux et les sols. Le continent qui contribue le moins à l’effet de serre paie un lourd tribut à des dérèglements causés par les pays les plus riches. Or l’Afrique pourrait nous sauver de nous-mêmes, si tant est que nous le désirions.

Depuis la modernité, nous nous sommes enfermés dans une raison technicienne qui a voulu « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (René Descartes, Discours de la méthode, 1637), à un point tel que la colonisation s’est justifiée juridiquement par la « mise en valeur » de terres jugées insuffisamment exploitées par les populations locales. De cette époque date l’opposition entre nature et culture. Une spécificité occidentale.

Intimement liés au Soleil, à la Lune et aux étoiles

Or s’engager contre le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité ou la destruction de la couche d’ozone suppose que nous repensions notre lien à la Terre. Nous devons nous appréhender non dans un rapport d’extériorité à un environnement qui nous engloberait, mais dans un rapport d’immersion. Nous coproduisons avec le végétal l’atmosphère qui nous permet de vivre. Penser notre condition planétaire doit nous amener à nous rappeler que nous ne sommes pas seulement des Terriens mais que nous sommes intimement liés au Soleil, à la Lune et aux étoiles. Les astrophysiciens nous ont prouvé que nous étions de nature astrale. Ce que la science nous invite à penser rejoint ce que les écologies premières, comme l’animisme, enseignent.

L’anthropologie coloniale a fait de l’animisme une « religion primitive », alors qu’il s’agit d’une philosophie qui pense l’homme dans son insertion au monde, ainsi que le montre Gaston-Paul Effa dans Le Dieu perdu dans l’herbe (Presses du Châtelet, 2015). Lors des Ateliers de la pensée qui se sont tenus à Dakar (Sénégal) du 1er au 4 novembre à l’initiative des philosophes Achille Mbembe et Felwine Sarr, le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne rappelait que la plupart des prières africaines sont dites pour l’accroissement de la force de vie. Il ne suffit pas de vouloir préserver cette dernière, encore faut-il lui permettre d’aller vers son plein développement. Et c’est là que réside, selon l’auteur de Bergson postcolonial (CNRS, 2011), notre devoir d’humanité, dans une politique du vivant qui soit une politique de respect de la vie sous toutes ses formes.

Contrairement à la cosmologie occidentale moderne, qui a transformé la nature en ressources et en matière inerte à disposition des humains, les cosmologies africaines définissent la nature en un ensemble vivant, dynamique et ouvert. « Tout se tient. De Dieu jusqu’à caillou », rappelait Léopold Sédar Senghor dans Liberté 1 (Seuil, 1964). Tout est traversé par cette force vitale qui nous enjoint d’accomplir notre humanité en faisant monde avec les autres et le vivant, lequel englobe les mondes animal, végétal et minéral. Vouloir une révolution écologique suppose alors que nous soyons prêts à engager une rupture épistémique avec ce qui a fondé notre modernité et que nous acceptions de nous défaire d’une colonialité persistante dans notre rapport à la Terre et aux autres.

Séverine Kodjo-Grandvaux est docteure en philosophie, elle collabore régulièrement au « Monde Afrique ». Elle est notamment l’auteure de Philosophies africaines (Présence africaine, 2013).

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *