L'Afrique, dans le même état que ses librairies ?

Chimamanda Ngozi Adichie est peut-être l’écrivaine nigériane (ou africaine) la plus médiatisée à l’étranger: elle fait partie des «success stories» de la diaspora. Son positionnement féministe ainsi que son image «afropolitaine» (le soi-disant cosmopolitisme africain), servent à faire face aux clichés d’une Afrique prisonnière de ses traditions, monolithique et intransigeante. Avec son charisme et son aisance face aux médias, elle représente la possibilité d’une voix et d’une vision qui ne font pas (encore) partie ni des idées conventionnelles, ni du discours dominant sur l’Afrique et les femmes noires. Elle est donc admirée pour sa franchise, elle est connue pour ses petites phrases choc, perçues comme légèrement acerbes; c’est une intellectuelle africaine décomplexée face aux problématiques «raciales» et du genre, qui gênent encore outre-Atlantique, et en France.

À travers elle, les jeunes Africains, marginalisés psychiquement et matériellement dans leurs sociétés respectives et qui, pris dans une logique néocoloniale, se sentent citoyens de seconde classe à l’étranger, trouvent une porte-parole qui ose parler avec franchise, sans plier le dos, en opposition nette avec un monde qui tend encore à leur faire comprendre qu’ils sont de trop. C’est dans ce contexte-là (lié d’ailleurs à la remarque sur les «shithole countries») qu’il faut évaluer et comprendre à la fois la question de la journaliste sur les librairies Nigérianes ainsi que la réponse de Chimamanda Adichie.

Les médias, tout comme la société ordinaire en Occident, malgré l’idéologie du progrès (il faudrait peut-être penser que le progrès n’engage que certains sujets) laissent peu la parole à ceux qui ne ressemblent pas à l’image classique que le marché traditionnel se fait de l’intellectuel. Ainsi, dès qu’une personnalité étrangère s’exprime, particulièrement lorsqu’elle provient d’un pays en voie de développement, ou d’un pays généralement méconnu, vu sous le prisme de la violence sectaire, sa parole cesse, d’une certaine manière, d’être une parole personnelle. Elle est inconsciemment appelée à parler au nom de son «peuple», à le défendre en tant qu’ambassadrice. Chimamanda Adichie est donc abordée en tant que représentante du Nigeria et non simplement comme une écrivaine qui n’est responsable que de ses propres opinions. De ce fait, le débat d’idées se fait léger : elle se retrouve prise dans la controverse, dans une logique de défense du Nigeria qui satisfait l’opinion publique africaine, développe son profil et consolide sa marque.

Librairies moribondes

Ainsi, l’intellectuel africain est souvent en représentation face au regard des autres, devant un public qui en majorité ne connaît pas son pays et n’a pas souvent l’intention de le découvrir tant il est satisfait de se complaire dans la stéréotypie de l’univers auquel il estime que l’intellectuel noir appartient. Il arrive aussi que l’intellectuel lui-même soit coupable de fausser quelque peu la vision que l’on se fait de son pays, lorsqu’il promeut une image idéalisée, neutralisée qui tient plus nettement dans «l’afropolitanisme» en vigueur. Être pro-Afrique, cela veut parfois dire pour certains, obscurcir les difficultés du continent au profit des états d’âme qu’il faut à tout prix réconforter : d’abord, il faut satisfaire la jeunesse urbaine, relativement aisée, celle des réseaux sociaux qui s’insurge contre une représentation «arriérée» de son continent ou de ses villes. Cette jeunesse qui se complaît à penser que le baromètre du «progrès» en Afrique se lit au nombre de marques de luxe qui y sont maintenant implantées, ou aux chaînes de fast-food américaines qui sont présentes, ce qui évite de dire que le pouvoir d’achat des classes moyennes et des plus pauvres est en chute libre. Pour le public urbain, ces classes moyennes qui ne tirent finalement que très peu de profit de la mondialisation, qui n’ont ni accès au crédit et au financement, ni accès à la gouvernance de leur pays, il faut, au moins, qu’on puisse dire devant un public majoritairement blanc «bien sûr qu’il y a des librairies à Lagos» sinon la psychose serait complète.

On serait obligé de reconnaître que la démocratie et la libéralisation des années 90 n’ont pas eu l’effet escompté : les bibliothèques, les jardins publics, la majorité des services publics autrefois subventionnés par l’Etat, l’art et la culture, tout ce qui ne défend pas une logique de profit immédiat, c’est-à-dire qui ne défend pas le matérialisme ambiant dans une ville comme Lagos, a lentement disparu. Pour être clair, il existe bien évidemment des librairies à Lagos. Mais la plupart sont moribondes, faute de financements. S’il est vrai qu’il se mène un véritable combat pour ressusciter la lecture et les librairies, Lagos vibre principalement au rythme du «business» et de l’argent facile, dans une société dont les valeurs fondatrices sont attaquées par la logique du profit à tout prix. Les pétrodollars, la corruption, font partie de notre histoire. Pour faire face aux conséquences d’un vrai malaise social, il faut d’abord reconnaître que la ville a changé. Ses habitants, comme tous les Nigérians d’ailleurs, sont tenaces, résistants face aux difficultés matérielles, au chômage et au fossé qui sépare «the island» (les quartiers bourgeois) et le «mainland» (les quartiers plus populaires).

S’indigner ou expliquer?

Chimamanda Adichie aurait pu expliquer les raisons derrière le déclin et ensuite la renaissance de certaines activités à Lagos, cela aurait donné une perspective fascinante pour un public français, l’une des seules nations où on parle encore de la commercialisation de l’art. Du point de vue du futur des industries culturelles dans un pays comme le Nigeria, elle aurait pu apporter un regard neuf, parce qu’elle connaît le débat sur le numérique qui existe aussi au Nigeria, où le commerce en ligne prend rapidement le dessus dans un pays où les infrastructures qui devraient permettre le commerce physique sont en mauvais état. Je comprends son indignation, mais il aurait fallu, plutôt, expliquer, débattre et réfléchir.

Au Nigeria, l’industrie culturelle a longtemps vacillé pendant les coups d’état successifs, où n’étaient privilégiés autant par l’Etat que par l’élite solidaire de la junte, que les biens marchands perçus comme essentiels. Le positivisme de «l’Afrique en marche» oublie non seulement les inégalités mais aussi le mécanisme alarmant qui fait de la culture, de l’ouverture sur le monde et finalement, du sens critique, des biens de l’élite. Ou peut-être qu’il est préférable de se voiler la face parce qu’on retrouve, finalement, les mêmes inégalités qu’en Europe, amplifiées en Afrique ; c’est donc cela «Africa rising» ? L’afropolitanisme contemporain, la très médiatique version du cosmopolitisme Africain à l’ère de la mondialisation, passe par la suppression de réalités un peu plus difficiles à digérer. Il faut donc les édulcorer, ajouter du miel à une vérité bien amère.

L’élite africaine doit s’interroger. Ceux qui peuvent s’offrir le voyage à Londres, Paris ou New York n’ont pas envie d’être jugés par leurs pairs en Occident en tant que ressortissants de soi-disant «shithole countries». Tout membre de la diaspora a déjà vécu, en contact avec des amis du pays d’accueil, des moments tout aussi humiliants que farfelus où il faut expliquer, de manière très sérieuse, qu’il y a bien, par exemple, de vraies villes en Afrique (et par extension des librairies !) et qu’il est possible d’y vivre en sécurité et de mener le même train de vie qu’en Europe. Même si, à vrai dire, les biens de consommation courante, parce qu’importés, coûtent deux à trois plus cher. Mais, pour sauvegarder son ego, l’élite africaine préfère s’attarder sur l’incongruité d’une question sur l’existence des librairies à Lagos plutôt que d’admettre que le livre, comme la grande majorité des biens de consommation depuis longtemps démocratisés en Europe, reste en Afrique peu accessible.

L’intellectuel africain a donc finalement une liberté de parole assez limitée, tant il doit être, de prime abord, l’ambassadeur de son pays face parfois au racisme latent, qui existe bien, ou encore face aux attaques ou aux critiques lancées par des intervenants qui méconnaissent les raisons politiques, historiques ou socio-économiques qui expliquent le sous-développement. Les intellectuels africains, tout comme l’élite bien-pensante, sont parfois coupables de taire le dysfonctionnement de certains aspects des sociétés africaines afin d’éviter de s’autocritiquer et de voir leur part de responsabilité dans le sous-développement africain. En effet, l’élite nigériane (on pourrait tout aussi bien dire africaine) a très peu de rapports avec la masse, le peuple, comme on dit, dans une société stratifiée de manière à éviter tout contact direct ou prolongé avec la souffrance d’autrui.

Capacités gâchées

Le malaise provient du fait que l’on sait que nous avons tout à fait la capacité, le savoir et le talent, en Afrique, nécessaires à ce que les choses aillent mieux, mais que l’on abdique sans cesse cette responsabilité à une classe de dirigeants héritière des dictatures des années 90 qui, elles, ne l’ont pas forcément. L’élite a trop longtemps préféré tendre la main aux dictateurs, ainsi qu’à leurs successeurs, qui nourrissent leur train de vie, plutôt que de s’indigner contre un niveau de pauvreté et d’injustice qui serait criminel en Europe, ce «vieux continent» qui nous est si cher. Quant à l’intelligentsia, paupérisée par la destruction des universités et de l’économie du savoir sous maintes dictatures militaires, elle s’est échappée, envolée en Europe ou aux États-Unis. Chimamanda Adichie doit aussi son succès à l’aval des médias étrangers, sans quoi on ne devient pas, en Afrique, une vraie vedette dans certains secteurs.

À ceux qui ont beaucoup reçu, il sera beaucoup demandé : chaque fois que l’on a l’opportunité d’ajouter de la profondeur au débat sur l’Afrique, quelles que soient les maladresses du questionnement, c’est une opportunité à saisir pour donner les clés d’une nouvelle analyse. L’élite nigériane, intellectuelle surtout, qui connaît pourtant ces sujets, ne milite pas assez, ne se saisit pas de ces questions à la fois pour éclairer le public international et provoquer de vrais débats sociétaux susceptibles d’engager à la fois les pouvoirs publics en Afrique, le monde de l’entreprise et surtout, les laissés-pour-compte qui eux ne sont pas sur les réseaux sociaux et sont donc incapables de se prononcer sur la vexation d’Adichie.

Il faut se rendre à l’évidence, il ne s’agit ni de racisme ni de blasphème de la part d’une Nigériane engagée sur la problématique du développement africain que d’admettre qu’effectivement, les librairies (ou tout autre bien social) se font rares à Lagos. Mais pour protéger nos propres sensibilités, et peut-être aussi cacher notre sentiment de culpabilité, nous préférons tous ne pas voir certaines choses de trop près. Ceci explique d’ailleurs pourquoi, pour parfaire l’image que nous nous faisons de nous-mêmes (et donc de l’Afrique tant trahie et bouleversée par nos états d’âme ainsi que par les chocs extérieurs), l’Afrique, on l’aime, donc on la quitte.

Tabia Princewill, journaliste au quotidien nigérian The Vanguard.

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