L’Afrique doit se souvenir du caractère “négrophage” du libre-échange

Il est des idées qui, dans le monde universitaire, au sein des instances économiques internationales et au cœur de l’opinion publique dominante, semblent bénéficier d’une bénédiction urbi et orbi qui les absout de tout pêché et les hisse au panthéon des idées sacrées. Dès lors, à l’instar de saints dont la sanctification ne souffre d’aucune entorse une fois que leur vie réelle a consisté à distiller la mort pour la gloire de Dieu, le libre-échange continue de bénéficier d’une aura bienfaisante.

Savamment entretenue par les institutions économiques internationales et les grands prêtres du sanhédrin néolibéral, la doxa selon laquelle le libre-échange est bon pour tous ne souffre d’aucune fausse note dans le concert du discours « économiciste ». Cependant, alors que l’Afrique lance à son tour sa propre zone de libre-échange, la ZLEC, demandons-nous : qu’a apporté le libre-échange à l’Afrique du XVe au XIXe siècle ? Y a-t-il tenu ses promesses de développement au XXe siècle ? Et que nous disent, au XXIe siècle, les recherches sur le sujet ?

L’histoire de l’Afrique et du libre-échange s’est constituée en quatre étapes : l’enchaînement du continent, sa chosification, son pillage puis son morcellement. Voilà ce que révèle la mémoire nécrologique, voire « négrophage » (qui se nourrit du nègre), et géopolitique. Aussi, si le continent ne prend pas la peine de sortir de cette mémoire traumatique avant de mettre en place la ZLEC, il risque de commettre de graves erreurs stratégiques.

Suivre de façon panurgienne les théories du libre-échange, notamment celles d’Adam Smith et de David Ricardo, pour qui chaque pays doit se spécialiser dans sa production phare par rapport aux autres pays, revient à tomber dans une forme d’amnésie qui occulte le rapport historique du libre-échange à l’Afrique. Une paralysie mémorielle qui consiste à exalter à tue-tête la mémoire positive du libre-échange comme un jeu à sommes positives où tous les co-échangistes gagnent et à occulter la mémoire négative du libre-échange, qui veut que les uns gagnent ce que d’autres perdent.

Mercantilisme et esclavage

L’Afrique doit se souvenir du caractère « négrophage » du libre-échange sur ses terres dès le XVe siècle. Avant cela, le commerce transsaharien précolonial a permis des échanges panafricains réellement libres, car gérés non par des accords régionaux ou internationaux préfixés par des acteurs hégémoniques, mais par des individus, des familles, des communautés et des nations suivant des modalités qui se discutaient, s’ajustaient et se validaient au niveau micro, méso ou macroéconomique. C’est le continent qui décidait alors quoi vendre et acheter, comment le produire, où et à quel prix le vendre.

Le XVe siècle n’est donc pas seulement le moment de perte de sa liberté commerciale, c’est aussi celui d’un traumatisme continental arrivé sous les traits du mercantilisme qui a enchaîné l’Afrique et l’a transformée en marchandise. D’initiatrice du commerce et faiseuse de prix, elle est devenue l’objet même du commerce et d’enchères mercantilistes.

La division mercantiliste du travail a instauré les chaînes de valeurs mondialisées du commerce moderne et l’enchaînement de l’Afrique s’est matérialisé par la mise en esclavage, dans un système triangulaire, de ses femmes, hommes et enfants, réduits en simples facteurs de production de l’économie des plantations occidentales. Le libre-échange, dont le mercantilisme n’est qu’une variante, n’enchaîna-t-il pas ainsi du même coup, non seulement la valeur du continent, mais aussi ses forces productrices ?

Peut-on aujourd’hui faire abstraction de cette page de l’histoire dans l’absence et le retard de l’Afrique au sein des chaînes de valeurs qui dominent l’échange mondialisé au sens de segments dégageant plus de valeur ajoutée, alors même que les chaînes de l’esclavage ont mis si longtemps sa valeur au service de l’essor économique des autres ? Peut-on douter de la mémoire nécrologique et « négrophage » du libre-échange en Afrique, lorsqu’en faisant fi des morts, les historiens minimalistes estiment à 12 millions le nombre d’Africains déportés ? Peut-on encore croire au libre-échange comme un jeu à sommes positives sans domination d’une partie par une autre, alors que celui-ci transforma l’Afrique en une armée de réserve d’esclaves, situation qu’aucun échange véritablement libre ne peut entraîner ?

Morcellement et travail forcé

Après l’enchaînement et la chosification de l’Afrique, suivirent pillage et morcellement, dès 1800, sous l’égide de l’Etat colonial, des missionnaires et des compagnies à chartes, à travers la Conférence de Berlin de 1884, organisation internationale de partition, de distribution et de ponction de l’Afrique sous couvert de développement du libre-échange sur le fleuve Congo et ses embouchures.

Le fait que le partage de l’Afrique et son morcellement actuel sont des conséquences contemporaines d’une entreprise libre-échangiste des grandes puissances occidentales de cette époque en dit long, tant sur les rapports de pouvoir qui commandent en sous-main le libre-échange que sur ses effets géopolitiques sur le continent. A peine l’Afrique pensait-elle reprendre son souffle suite à l’avancée des mouvements abolitionnistes qu’elle servait déjà de monnaie d’échange entre puissances occidentales.

Alors même qu’elle se démenait encore pour extirper des chaînes ensanglantées ses filles et ses fils asservis, le libre-échange industriel remplaça le libre-échange mercantiliste et fit d’elle la périphérie d’une économie-monde dont l’Occident était le centre. Un modèle dans lequel le pacte colonial soumettait l’Afrique au travail forcé, lui interdisant l’appropriation de ses richesses, la liberté de commerce, la transformation de ses matières premières, la diversification de ses partenaires commerciaux et l’usage de ses monnaies.

Il devient donc évident, suivant ce qui précède, que le protectionnisme a toujours été la règle et le libre-échange réel l’exception dans l’histoire commerciale du monde. Celle-ci permet par ailleurs de mettre en évidence que les grandes périodes de la croissance occidentale sont des périodes de protectionnisme. L’épisode actuel où les Etats-Unis, l’Union européenne et la Chine réactivent la guerre commerciale est la version contemporaine d’un commerce international dont les bases ont été posées moins par le jeu pacifique et bienfaisant des avantages comparatifs et des dotations factorielles que par la violence, dont notamment l’esclavage, la colonisation et la guerre.

Ce ne sont pas les avantages comparatifs qui initièrent les échanges entre l’Angleterre et l’Inde dès le XVIe siècle, mais l’occupation et la domination de l’Inde par l’Angleterre à travers une colonisation qui détruira par ailleurs une industrie textile indienne plus avancée que celle de l’Angleterre. Ce n’est pas la magie bienveillante du libre-échange qui installa le modèle commercial français en Europe sous Napoléon, mais bien les guerres napoléoniennes qui imposèrent des courants d’échanges aux voisins vaincus. Ce n’est pas « le doux commerce » dont parle Montesquieu l’armature fondatrice du commerce anglais, mais bien la domination des mers par sa flotte. Ce ne sont pas les dotations factorielles qui expliquèrent les régimes commerciaux autarciques et iniques entre l’Afrique, la France et l’Angleterre dès le XVIIIe siècle, mais bien les pactes coloniaux.

Guerre froide et ajustement structurels

En 1955, les pays africains participèrent à la Conférence de Bandung. Ils proclamaient ainsi leur liberté de tracer leur propre route en ne s’alignant ni derrière les Etats-Unis, ni derrière l’URSS. Mais ces deux grandes puissances firent jouer leur pouvoir politique et financier pour ébranler l’esprit de Bandung en distribuant des aides et des prêts aux pays africains, selon leur fidélité au capitalisme américain ou au communisme soviétique. La tutelle d’un libre-échange dominé par l’Occident, de laquelle Bandung visait la sortie, s’est donc reconstruite à travers une guerre froide dont les dividendes géopolitiques ont fait du commerce et de l’aide au développement des appâts dans lesquels ont mordu les pays africains se retrouvant à nouveau alignés sur l’Est ou sur l’Ouest.

Bandung avait aussi pour ambition de s’appuyer sur le commerce international pour développer une industrie panafricaine grâce à deux stratégies : celle de l’industrie naissante, développée par l’économiste Friedrich List et dont le but était de mettre en place un protectionnisme éducateur permettant à la jeune industrie africaine de s’aguerrir dans une enclave protégée, et celle de la substitution aux importations occidentales via des champions industriels africains.

L’absence d’une formation endogène de capital, l’extraversion de ses économies, de plusieurs de ses monnaies, de ses systèmes bancaires, la mauvaise gouvernance et l’obligation d’importer replacèrent le commerce international africain sous la dépendance des capitaux et des produits manufacturés occidentaux. Il en résulta une faillite de l’Etat développeur africain dans les années 1980. Période cruciale au sens où elle signa le grand retournement, tant en plaçant l’Afrique sous la tutelle des institutions financières internationales qu’en mettant définitivement fin, via les programmes d’ajustements structurels, au rêve d’autonomie commerciale de Bandung et au plan d’action de Lagos de 1980.

De nos jours, face à la perpétuation d’une liturgie libre-échangiste, il est urgent de vulgariser les résultats des travaux d’un économiste comme Dani Rodrik sur le déficit de développement réel du libre-échange en Afrique.

Les gains réciproques à l’échange peuvent exister, certes, mais ils sont plus élevés pour les pays du Nord que pour les pays africains ; les réformes de libéralisation du commerce sont très coûteuses pour les pays africains, étant donné qu’elles y évincent tant les dépenses de développement que des objectifs de développement plus utiles au bien-être des populations que des réformes de libéralisation ; les pays qui réussissent une industrialisation rapide, comme ceux d’Asie orientale et la Chine, n’ont pas appliqué les règles du libre-échange de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), mais des politiques de développement protectionnistes, autonomes et contournant les règles commerciales en vigueur. Or les importations à bas prix en provenance de Chine ou d’autres pays détruisent l’activité dans les pays africains importateurs.

L’Afrique doit tenir compte de tous ces paramètres pour espérer tirer son épingle du jeu dans le vaste marché international.

Thierry Amougou est économiste à l’Université catholique de Louvain (UCL), en Belgique, et directeur du Centre de recherches interdisciplinaires Démocratie, Institutions, Subjectivité (Cridis).

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *