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L’Afrique, laboratoire vivant où s’esquissent les figures du monde à venir (2/6)

Un jour à Johannesburg, où il enseigne à l’université du Witwatersrand, le lendemain à New York pour un séminaire avec les philosophes Etienne Balibar et Nancy Fraser, avant d’engager, deux jours plus tard, une tournée européenne… A 61 ans, Achille Mbembe est l’une des figures intellectuelles africaines les plus reconnues. Ce grand lecteur de Frantz Fanon prédit un « devenir nègre du monde » (Critique de la raison nègre, La Découverte, 2013) : selon lui, le processus qui, lors de la traite négrière transatlantique, a fait des Africains des « Nègres« , c’est-à-dire des objets meubles, des corps jetables, touche désormais toute l’humanité. L’Afrique a été, et reste, le laboratoire d’une mondialisation sans merci. Mais, elle peut être, gage-t-il, le lieu où une « Afrique-monde », créole, « afropolitaine », s’invente et où s’expérimente une nouvelle manière d’habiter la Terre, respectueuse du vivant. La planétarisation de l’Afrique – qui représentera plus d’un quart de la population mondiale d’ici à 2050 – ne saurait se développer sans une africanisation du monde, rappelle ce spécialiste de la postcolonie. Les crispations identitaires qui gagnent notamment l’Europe, les Etats-Unis ou encore le Brésil s’accompagnent d’une révolution numérique au service d’une rationalité sécuritaire. Face à cette dérive, l’Afrique est un laboratoire d’une nouvelle humanité, ouvert à la pluralité des mondes.

Que peut vouloir dire, au XXIe siècle, penser à partir de l’Afrique ?

L’Afrique, laboratoire vivant où s’esquissent les figures du monde à venir (2/6)Achille Mbembe : Une partie importante de l’avenir de la planète va se jouer en Afrique. Celle-ci n’est pas seulement un énorme chantier, l’épicentre de transformations rapides, brusques et d’une ampleur inédite. Elle est le laboratoire vivant où s’esquissent d’ores et déjà les figures multiples du monde à venir. Pour ceux et celles d’entre nous qui vivons et travaillons ici, ce tournant planétaire de la condition africaine et la tendance à l’africanisation de la condition planétaire constitueront l’événement philosophique, culturel et artistique majeur du XXIe siècle. C’est en effet ici que les grandes questions du siècle, celles qui interrogent de la façon la plus radicale la race humaine, se poseront avec le plus d’urgence et le plus d’acuité, qu’il s’agisse du repeuplement en cours de la planète, des grands mouvements de population et de l’impératif de la défrontiérisation, du futur de la vie et de la raison, ou encore de la nécessaire décarbonisation de l’économie, voire du vivant. Toute pensée-monde au XXIe siècle sera obligée de se confronter au signe africain.

Le débat sur la restitution des œuvres d’art a mis en lumière les vols organisés en Afrique par les Etats colonisateurs. Quelle leçon en tirer ?

La sagesse veut que nous apprenions à vivre avec la perte. Ce qui nous a été pris est sans prix et ne pourra jamais nous être restitué. Le dire, ce n’est pas céder au défaitisme. Peut-être que l’un des enjeux de ce débat est, en effet, de savoir comment sortir du carcan d’une histoire de la défaite et apprendre, de nouveau, à gagner. Savoir comment créer les conditions pour qu’en retour les spoliateurs d’hier apprennent à dire la vérité au sujet des gains frauduleux dont ils sont aujourd’hui les bénéficiaires. Cette dette de vérité est la dette la plus urgente dont l’Occident doit s’acquitter envers l’humanité et pas seulement à l’Afrique. Elle est le fondement sans lequel il n’y aura ni restitution véritable ni réparation qui vaillent la peine. Ce débat est aussi l’occasion de voir qu’un nouveau cycle de la critique et de la réinvention de l’institution muséale est en cours. Pour ceux et celles qui ont perdu le gros de leur création, le point de départ de la réflexion devrait peut-être être non pas le musée, mais ce qu’il nous faut bien appeler l’antimusée.

L’antimusée ?

Oui, il faut peut-être laisser le musée à lui-même en tant que figure d’un passé dont il serait comme la butte témoin. L’antimusée serait une sorte de grenier du futur dont la fonction serait d’accueillir ce qui n’est pas encore là. Anticiper une présence potentielle, mais non encore avérée, et qui n’a pas encore revêtu une forme stable, devrait peut-être être le point de départ de la réflexion. Il faudrait partir non pas de l’absence mais de la présence anticipante. L’urgence est de sortir du musée parce que ce qui a été soutiré sera toujours en excès des institutions qui cherchent à le contenir et à le borner. Le musée étant l’institution de la frontière, l’urgence est à mon avis de défrontiériser, de tout remettre en circulation, les humains et les objets simultanément. De faire sortir les objets de la captivité en les rendant à la vie, laquelle est indissociable du mouvement, de la capacité de circulation.

« Apprendre de nouveau à gagner », dites-vous, mais par quels moyens ?

En reconstruisant patiemment les capacités d’inventer un futur. Car ce que nous avons perdu nous force à générer et à nourrir les gisements du futur. Voilà pourquoi à peu près tout, chez nous, tend à être temporaire et provisoire. L’instant tend à dominer le temps. L’essentiel de nos efforts est gaspillé dans des stratégies d’adaptation et de survie. Apprendre à gagner de nouveau suppose que nous retrouvions un désir sain de puissance, que nous apprenions de nouveau à produire la durée, à prendre au sérieux la question de la permanence et du changement.

Les œuvres d’art africaines n’étaient pas seulement des objets, mais des puissances actives, médiatrices des différents ordres de réalité, liant esprit, matière et vivant. Comment s’exprime-t-ils aujourd’hui ?

Faits de matière, les objets africains sont en réalité un appel strident au dépassement de la matière. Ils sont un discours sur l’au-delà de l’objet. Une critique sans concession de la civilisation hypermatérielle dans laquelle nous baignons gagnerait à s’inspirer de cette histoire et de cette épistémologie.

Le XXIe siècle s’ouvre en effet sur un retour spectaculaire de l’animisme – différent de celui du XIXe siècle – qui s’exprime non sur le modèle du culte des ancêtres, mais du culte de soi et de nos multiples doubles que sont les objets. Il n’y a plus d’une part l’humanité et de l’autre un système des objets par rapport auquel les humains se situeraient comme en surplomb. Nous sommes désormais traversés de part en part par les objets, travaillés par eux. Il y a un devenir-objet de l’humanité qui est le pendant du devenir-humain des objets, qui agissent avec nous, nous font agir et, surtout, nous animent. La redécouverte de ce pouvoir d’animation et de cette fonction prosthétique, ce sont surtout les technologies digitales qui la rendent possible. Du coup, le nouvel animisme se confond avec la raison électronique et algorithmique qui en est aussi bien le médium que l’enveloppe, voire le moteur.

Ce nouvel animisme est-il une solution aux crises que nous traversons ou une impasse ?

Sur le plan politique, ce nouvel animisme est un nœud de paradoxes. En son noyau le plus profond se trouvent des virtualités d’affranchissement. Il annonce peut-être la fin des dichotomies. Mais il pourrait également servir de vecteur privilégié au néovitalisme qui nourrit le néolibéralisme. La critique du nouvel esprit animiste est absolument nécessaire afin de contribuer à la décarbonisation du vivant. Là réside la force singulière de l’objet africain dans le monde contemporain.

Faut-il craindre ce néovitalisme ?

Oui, car il repose sur l’idée selon laquelle la vie se suffit à elle-même, qu’elle est inépuisable, qu’elle survivra à toutes sortes de situations extrêmes, voire catastrophiques. On peut donc la détruire autant qu’on veut, elle survivra toujours sous une forme ou une autre. Ce néovitalisme est porté par une idéologie d’absence de limites. Il est susceptible d’ouvrir la voie à des possibilités inouïes de destruction.

Les diverses philosophies africaines peuvent-elles offrir des voies de résistance ?

Il s’agit de systèmes de pensée qui accordent une place centrale aux processus de coconstitution, de cocomposition, à l’idée d’un « monde avec », constitutivement multiple et radicalement ouvert, y compris à la contingence et à l’indétermination. On ne saurait mieux définir la liberté. Contrairement à ce que d’aucuns ont pensé, il ne s’agit absolument pas d’un monde cyclique. Il s’agit d’un monde qui fait place à la possibilité d’un recommencement permanent, qui n’a pas peur du provisoire et du temporaire, dans lequel l’acte de réparer constitue le moteur de la vie et de l’existence en commun. Cette affaire de l’en-commun et de la réparation me paraît être au cœur du projet de décarbonisation du vivant.

La rationalité technologique et numérique sert aujourd’hui au processus de frontiérisation et semble renouveler la séparation coloniale entre une zone de l’être et une zone du non-être.

Il y a en effet une traque des corps en cours à l’échelle planétaire. Elle vise en priorité les corps d’abjection, c’est-à-dire des corps racisés dont on estime qu’ils ont pénétré par effraction dans des lieux et des espaces où ils ne devraient pas se trouver. Ce sont des corps refoulables et déportables. Dans le même temps, on voit resurgir à peu près partout des pratiques de triage et de sélection par le biais des technologies de sécurité. Ce désir d’expurgation est symptomatique des tensions qui accompagnent notre passage à un nouveau système technique plus automatisé, plus réticulaire et en même temps plus abstrait. Mais c’est aussi à la naissance d’une forme inédite du sujet humain que l’escalade technologique en cours donne lieu. Pour contrer la sorte de répartition coloniale du monde en cours, il faut restituer à tous les habitants de la Terre, humains et non-humains, un droit fondamental et inaliénable, le droit de se déplacer librement sur cette planète.

Achille Mbembe, philosophe et historien camerounais.

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