L’Afrique, pensées critiques

Photo Dimitri Otis. Photographer's Choice. Getty Images
Photo Dimitri Otis. Photographer's Choice. Getty Images

Le roman Americanah de la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie (Gallimard, 2015) a été traduit en une trentaine de langues. Après avoir investi le légendaire Collège de France en 2016, l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou vient de faire son entrée dans le Petit Larousse. Dans son livre Afrotopia, paru l’an passé, (éd. Philippe Rey), l’économiste et écrivain Felwine Sarr affirme que l’Afrique est le continent de l’alternative. Son essai est en cours de traduction pour les Etats-Unis et l’Italie. Quant à l’historien camerounais Achille Mbembe, l’auteur de Politiques de l’inimitié (La Découverte, 2016), il est devenu un intellectuel reconnu dans le monde, lui qui enseigne à la fois à l’université de Johannesburg et à Duke University, Etats-Unis.

Pour Sarr, 44 ans, et Mbembe, 59 ans, le renversement est là : «La pensée critique la plus actuelle ne vient plus d’Europe. C’est aujourd’hui le tour de l’Afrique.» (lire leur interview ci-contre). Pour eux, longtemps cantonnée à un «hors monde», l’Afrique est au contraire le lieu capable de produire aujourd’hui un discours monde. Et ils comptent bien le promouvoir. «C’est une pensée totale, mêlant aussi bien littérature, philosophie, et plus largement les sciences humaines et sociales», observe lui aussi Jean-Pierre Bat, chargé d’études Afrique aux Archives nationales (1).

Deux lignes forces rassemblent les auteurs du continent ou de sa diaspora : créer une pensée sans frontières - puisque l’histoire a fait des Africains, souvent à leur corps défendant, un peuple qui a migré sur tous les continents ; et cesser de se penser en rapport à l’Europe. «Il s’agit de sortir d’un face à face stérile avec l’Occident, d’énoncer un propos ne visant pas à répondre à l’injure, au mépris ou à des injonctions civilisationnelles, confirme l’écrivaine Léonora Miano, née au Cameroun. Il est question de mettre en place un modèle de civilisation original.»

Ces intellectuels et artistes, ceux d’expression française notamment, se reconnaissent et parfois se soutiennent, écrivant ou parlant à plusieurs voix. C’était le cas à l’automne dernier, avec la première édition des Ateliers de la pensée, organisée à Dakar par Felwine Sarr et Achille Mbembe pour «relancer une pensée critique qui ne se contenterait pas de se lamenter et de persifler». Un livre collectif, Ecrire l’Afrique-Monde vient de paraître, restituant la richesse des débats (éd. Philippe Rey-Jimsaan). Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne y croisait Alain Mabanckou, l’historien Mamadou Diouf ou le jeune économiste Ndongo Samba Sylla. «Lors des débats, de jeunes gens interpellaient les plus âgés en se demandant s’il n’était pas temps d’en finir avec le concept de négritude de Césaire - il faut oser s’attaquer à un tel mythe, loue la politologue Françoise Vergès, spécialiste des notions de genre et de race, auteure de le Ventre des femmes (Albin Michel, 2017). L’épuisement des idéaux portés par les mouvements décoloniaux permet par ailleurs à de nouvelles utopies d’émerger. Le productivisme, le développement ne suscitent plus l’espoir des populations africaines.» Grand réveil de la pensée africaine ? «L’Afrique n’a jamais cessé de penser, nuance le politologue français Jean-François Bayart, professeur au Graduate Institute de Genève. Les années 50 ont été un âge d’or, avec Frantz Fanon notamment. Il s’est prolongé après les indépendances avec des auteurs comme Ahmadou Kourouma et Sony Labou Tansi. La particularité de la génération actuelle est d’être postnationale plutôt que postcoloniale. Elle s’est émancipée de l’idéologie nationaliste et n’a gardé que le meilleur des études postcoloniales.»

L’histoire singulière de l’Afrique - au cœur de toutes les vicissitudes de l’histoire mais toujours présentée comme un continent à la marge -, lui permet aujourd’hui de postuler comme meilleur analyste du monde contemporain. «Très vieille à l’échelle de l’humanité et très jeune par sa population, l’Afrique ne s’est pas enfermée dans la temporalité linéaire du progrès, analyse la chercheuse Françoise Vergès. Pour connaître, l’Occident a toujours voulu tout répertorier, tout maîtriser, torturé par l’angoisse que quelque chose lui échappe. L’Afrique admet l’opacité, l’invisible, l’incomplétude. A l’heure du désastre écologique et du capitalisme prédateur, cela peut bouleverser la pensée contemporaine.»

Calixthe Beyala, Léonora Miano, Ken Bugul, Fatou Diome… les personnages de ces romancières de la diaspora montrent des frontières officielles «niées, effacées, transgressées, vaincues par des passages forcés, notait Benaouda Lebdai, spécialiste de littératures africaines, lors des Ateliers de la pensée. Les écrivains de la diaspora sont les précurseurs d’un monde nouveau qui placerait l’Afrique au centre des enjeux de pouvoirs.» Migrants aussi, les chercheurs. «A l’image du XXIe siècle, la pensée africaine est connectée, mobile, comme en témoigne la trajectoire de Mbembe (Cameroun, France, Etats-Unis, Afrique du Sud) qui transcende les clivages postcoloniaux», rapporte l’historien Jean-Pierre Bat.

«L’africanisation de la question planétaire» sera peut-être, rêve Achille Mbembe, l’événement majeur du XXIe siècle. Tous ne partagent pas son enthousiasme. Si des lieux émergent, sur le continent africain - la librairie dakaroise Athéna, de Felwine Sarr, les centres d’art comme Doual’art au Cameroun ou RAW Material Company à Dakar, des revues ou des blogs - beaucoup sont encore économiquement bien fragiles. «Les universités africaines manquent de moyens et ne peuvent éviter la fuite des cerveaux et le marché du livre reste pauvre sur la majorité du continent», remarque l’historien français Pierre Boilley, spécialiste de l’Afrique subsaharienne contemporaine à Paris-I.

Léonora Miano publiera, à la rentrée, Marianne et le Garçon noir, un livre collectif sur l’expérience des hommes noirs en France. «L’exposition médiatique dont certains intellectuels d’ascendance subsaharienne jouissent en France aujourd’hui éclaire le retard et les lacunes de l’Hexagone, estime-t-elle. Cela ne signifie aucunement que le propos de ces auteurs soit valablement pris en compte et devienne un outil de transformation. On se divertit de les écouter le temps d’une interview, on pioche dans leurs écrits une phrase ou deux, appréciées parce que porteuses d’une promesse de rédemption.» Mais l’Europe n’a peut-être pas vraiment le choix. Elle devra se mettre, modestement, à l’école du monde, selon Achille Mbembe. «Comme nous tous, sur tous les continents. C’est une question de survie.»

Sonya Faure et Catherine Calvet


(1) Contributeur du blog Africa 4 sur Libération.fr.

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