L’Afrique vit un moment charnière dans les relations commerciales Nord-Sud

Pour les futurs historiens, l’année 2018 pourrait bien marquer le moment où l’Afrique a commencé à revendiquer son indépendance intellectuelle et sa volonté de mener sa propre politique économique. L’improbable déclencheur de ce qui pourrait se révéler un changement d’orientation stratégique de tout le continent a été la décision du Rwanda d’augmenter les droits de douane sur les importations de vêtements et chaussures d’occasion afin de soutenir l’industrie locale de l’habillement.

La mesure a provoqué une réaction hostile de la part des Etats-Unis, qui ont suspendu la franchise douanière qu’ils accordaient jusqu’ici aux importations de textile rwandais dans le cadre de l’African Growth and Opportunity Act (AGOA), principale disposition législative américaine régissant le commerce avec l’Afrique.

Pour un petit pays africain enclavé qui dépend largement du commerce, le coup a été rude. Mais le fait que le Rwanda n’ait pas cédé montre que les temps ont changé. Si le Rwanda est prêt à risquer de perdre son accès préférentiel au marché américain afin de développer son industrie nationale de l’habillement, c’est qu’il a de bonnes raisons de penser qu’il trouvera des marchés alternatifs pour ses exportations.

D’autres pays africains ont également adopté des attitudes plus indépendantes vis-à-vis des grandes puissances commerciales. Ce n’est pas que pour des raisons économiques que les gouvernements africains tendent aujourd’hui à s’affirmer ; c’est aussi pour des raisons de dignité et de volonté de définir leur propre voie. Plus largement, les dirigeants africains reconnaissent que la transformation actuelle de l’économie mondiale signifie qu’aucun pays ne disposera de la puissance suffisante pour imposer ses préférences stratégiques aux autres.

Réduire les obstacles aux chaînes logistiques

Les recherches empiriques menées par le Forum économique mondial (FEM) montrent que la réduction des droits de douane et l’accès aux marchés influencent beaucoup moins la croissance économique qu’il y a une trentaine d’années. Le commerce ne se résume plus au fait de fabriquer un produit dans un pays et de le vendre ailleurs ; aujourd’hui il s’agit bien plus de coopérer au-delà des frontières et fuseaux horaires afin de minimiser les coûts de production et maximiser la couverture du marché.

Le FEM estime que « la réduction des obstacles aux chaînes logistiques pourrait accroître le PIB [mondial] jusqu’à six fois plus que la suppression des tarifs à l’importation ». Si tous les pays étaient en mesure de rehausser le niveau de performance de leur administration douanière, ainsi que leurs infrastructures de transport et de communications, à ne serait-ce que la moitié du niveau de la meilleure pratique mondiale, le PIB planétaire augmenterait de 2 600 milliards de dollars (soit + 4,7 %), et les exportations totales croîtraient de 1 600 milliards de dollars (+ 14,5 %). En comparaison, l’élimination des tarifs douaniers dans le monde entier ne ferait progresser le PIB global que de 400 milliards de dollars (+ 0,7 %), et les exportations de 1 100 milliards (+ 10,1 %).

Il est clair que les chaînes globales de valeur sont aujourd’hui l’élément déterminant pour le commerce. Certes, les guerres commerciales en cours perturbent les chaînes internationales d’approvisionnement. Mais les nouvelles contraintes vont aussi stimuler la créativité et l’innovation. Dans un monde de plus en plus multipolaire, les pays à faibles revenus ne seront plus obligés de dépendre uniquement de l’Occident pour leur financement et la recherche de nouvelles politiques.

Promouvoir les industries à haute densité de main-d’œuvre

Grâce à la réussite économique de pays tels que la Chine, le Vietnam et l’Indonésie, d’autres économies à faibles revenus, en Afrique et ailleurs, bénéficient aujourd’hui d’importantes opportunités pour stimuler l’emploi dans des industries à forte intensité de main-d’œuvre. La nécessaire relocalisation de larges pans de leurs chaînes d’approvisionnement vers des pays à faible coût aura un impact sur le coût et le prix des biens et du travail partout dans le monde. Les pays en développement peuvent utiliser leur position de retardataires pour récolter de substantiels avantages économiques.

Malgré la menace, largement exagérée, de l’automatisation, les pays africains en particulier peuvent exploiter leur plus faible coût des facteurs de production pour promouvoir des industries à haute intensité de main-d’œuvre dans lesquelles ils possèdent un avantage relatif. Menée de façon avisée, cette approche serait à même de fournir de nombreux emplois à une main-d’œuvre peu qualifiée, tout en accroissant rapidement les recettes fiscales.

Ce qui, en retour, permettrait d’améliorer les infrastructures dans d’autres secteurs, créant ainsi les conditions d’une prospérité et d’une stabilité sociale à long terme. Nous vivons un moment charnière dans les relations Nord-Sud. Après des siècles d’ancrage politique et intellectuel dans les économies avancées dont elle ne tirait que très peu d’avantages en retour, l’Afrique se lance sur la voie de l’affirmation de soi.

Célestin Monga, Vice-président et économiste en chef de la Banque africaine de développement. Traduit de l’anglais par Gilles Berton.

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