Laisser les Etats décrypter et filtrer Internet peut créer un préjudice pour les citoyens et l’économie

La rencontre, mercredi 15 mai, du président Emmanuel Macron avec la première ministre néo-zélandaise, Jacinda Ardern, et la réunion des ministres du numérique du G7 à Paris doivent déboucher sur l’« appel de Christchurch », un accord visant à mieux lutter contre le terrorisme et les contenus haineux en ligne.

Lors du Forum sur la gouvernance de l’Internet (IGF) en novembre 2018, Emmanuel Macron s’était déjà engagé à responsabiliser les plates-formes du Web. Le débat a été ravivé en mars après l’attaque terroriste de Christchurch, filmée et diffusée en direct sur Facebook. Depuis, les ministres de l’intérieur du G7, réunis les 4 et 5 avril à Paris, s’étaient également montrés favorables à l’autorisation du filtrage des contenus et à l’accès aux communications cryptées à des fins de sécurité.

Eventuellement contre-productif

Bien que ces initiatives semblent aller dans le bon sens, il faut s’interroger sur leur caractère éventuellement contre-productif. Des mesures précipitées, sans concertation – seules les plates-formes dominant le marché ont été associées aux préparatifs du G7 –, pourraient affecter la stabilité et la sécurité de l’Internet, des citoyens et de l’économie mondiale. L’émotion suscitée par les récents événements ne doit pas biaiser les discussions, au risque d’entraîner des préjudices bien plus graves. Certaines des régulations annoncées doivent donc être repensées.

Tout d’abord, contourner le cryptage rendrait l’infrastructure de l’Internet vulnérable. Le chiffrement de bout en bout consiste à crypter des données afin qu’elles ne puissent être lues que par l’expéditeur et le destinataire. Les communications chiffrées sont devenues incontournables pour garantir la sécurité des systèmes et la confidentialité des données. Elles permettent de protéger les informations financières ou de sécurité nationale, d’assurer le bon fonctionnement des hôpitaux et des réseaux électriques ou encore de garantir l’anonymat des journalistes, des lanceurs d’alerte et des policiers. Cependant, le cryptage a rendu la surveillance des communications des terroristes et la réunion de preuves plus difficiles, c’est pourquoi les pouvoirs publics envisagent son contournement à titre « exceptionnel ».

Mais une telle réglementation menacerait toute l’infrastructure de l’Internet, sans pour autant donner les résultats escomptés. Se sachant exposés, les criminels finiraient non seulement par trouver des alternatives, mais pourraient aussi détourner le décryptage pour commettre de nouveaux méfaits. Le concept d’un « cadenas » numérique miracle, que seules des personnes bien intentionnées pourraient déverrouiller est, en effet, un leurre.

Ensuite, le filtrage du contenu public d’Internet s’avère lui aussi inadapté. Comment garantir que les filtres bloqueront bien les contenus inappropriés, tels que de la propagande extrémiste, sans exclure des contenus légitimes, comme un reportage d’actualité sur cette même propagande ? Par ailleurs, de récentes recherches démontrent que bloquer et supprimer ces contenus conduit à radicaliser davantage leurs auteurs au lieu de les dissuader. En outre, le filtrage coûte très cher et seule une poignée d’acteurs disposent actuellement des ressources nécessaires pour développer une telle technologie. Or, pour que l’Internet demeure une source d’innovation et de croissance pour tous, sa régulation ne peut pas être conçue uniquement par et pour les entreprises dominant déjà le marché. Seules des discussions multipartites pourront conduire à des règles de filtrage efficaces et équitables. Jusqu’à présent, seuls les géants du Web sont invités à la table des négociations, ce qui ne fait que renforcer leur pouvoir.

Des critères stricts

Même si les intentions sont louables, attention à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain ! Il est essentiel que les dirigeants évaluent l’impact de chaque décision affectant le premier médium de communication du monde. A cet égard, toute régulation de l’Internet devrait répondre à des critères stricts :

. un champ d’application clair et limité afin de minimiser l’impact sur l’innovation ;

. des effets proportionnés afin d’éviter le blocage excessif des contenus ;

. des procédures documentées et régulièrement évaluées, y compris par les citoyens ;

. des décisions inclusives de l’ensemble des parties prenantes (gouvernements, acteurs technologiques et société civile) garantissant leur légitimité et leur efficacité.

Ce dernier point est essentiel. Lors de son discours à l’IGF, Emmanuel Macron formulait le souhait d’un « nouveau multilatéralisme » impliquant l’ensemble des acteurs dans la réflexion sur la gouvernance de l’Internet. Respecter cet engagement sera le gage de l’efficacité de son action.

Constance Bommelaer de Leusse est directrice des politiques publiques à Internet Society.

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