L’Allemagne désunifiée

Près de trente ans après sa réunification, l’Allemagne présente un double visage. Côté pile, une économie florissante, des excédents commerciaux presque obscènes (253 milliards d’euros en 2016, record mondial), un chômage historiquement bas (5,6 %), une politique étrangère unanimement saluée, une «crise des réfugiés» maîtrisée, une population globalement satisfaite. De fait, le bilan du gouvernement Merkel, à première vue impressionnant, va probablement assurer à la chancelière sa réélection. Depuis 2005 et la première victoire d’Angela Merkel et de la CDU - CSU, les élections se répètent et se ressemblent. Seul le challenger change, le vainqueur est le même, et il gagne par KO. La Mädchen («la fille») préférée de Helmut Kohl a tué le père et s’est peu à peu, au fil des ans, muée en Mutti («maman»), aussi bien pour une majorité d’Allemands que pour les réfugiés accueillis en masse en 2015 et 2016. Ce statut de protectrice quasi sacré la rend intouchable.

Un pays riche… en pauvres

A la lumière de ces faits, on se demande bien ce qui pourrait faire chanceler la chancelière. Mais en y regardant de plus près, Merkel a un talon d’Achille : les inégalités sociales, en croissance constante depuis quinze ans. Il y a de plus en plus de riches et de plus en plus de pauvres : 15,7 % d’Allemands vivent officiellement sous le seuil de pauvreté. La situation est pire pour les enfants : un enfant sur six est considéré comme pauvre, et même un sur cinq dans les Länder de Berlin ou de Brême. Ces chiffres sont en hausse lente mais constante depuis une dizaine d’années. De même, des retraités sont pauvres au point de devoir mendier alors même qu’ils ont cotisé. Certaines réalités sont plus brutales que les chiffres. Il y a quelque chose d’insupportable à voir, dans un pays de cocagne, des personnes âgées faire les poubelles ou des enfants pâles dont on ne sait s’ils ont mangé à leur faim.

Les fameuses lois «Hartz IV», votées entre 2003 et 2005 sous le gouvernement Schröder et organisant la dérégulation du marché du travail, expliquent en partie cette situation. Ces lois, dont s’inspirent la loi El Khomri et l’actuelle révision du code du travail en France, ont fourni in fine aux secteurs des services, puis de l’industrie, une armée de travailleurs pauvres, taillables et corvéables à merci. Réduction drastique des allocations chômage, aide sociale plafonnée à 407 euros par mois, création des mini-jobs à 450 euros mensuels, jobs à 5 euros de l’heure, et même, cynisme suprême, job à 1 euro de l’heure ont créé les conditions de la précarité. Très généreuse avec les riches (via différents systèmes de défiscalisation), la riche Allemagne de Mme Merkel se montre pingre et sans pitié avec les pauvres. Quant aux classes moyennes, elles vivent plus chichement que leurs aînées. Alors que dans les années 80, un ouvrier qualifié pouvait faire vivre une famille de quatre enfants, un couple d’aujourd’hui avec deux salaires moyens fait ses comptes avant d’avoir un ou deux enfants. Il est vrai que l’état calamiteux des écoles, indigne du quatrième pays le plus riche du monde, n’incite pas vraiment à l’enthousiasme.

Des niveaux géographiques

C’en est donc fini du modèle de «l’économie sociale de marché» redistributive et solidaire. L’Allemagne n’a pas échappé à la vague néolibérale. Le socle social se fragilise. Il y a désormais des gagnants et des perdants, des inclus et des exclus. Parmi ces derniers, les perdants des années Merkel, on trouve de nombreux partisans des deux partis d’opposition, Die Linke à l’extrême gauche et l’AfD (Alternative pour l’Allemagne) à l’extrême droite. A force de gouverner au centre, Merkel et ses lieutenants ont laissé le champ libre au parti populiste d’extrême droite, crédité de 13 % des voix, mais qui n’attend plus qu’un leader charismatique pour réaliser une percée électorale bien plus importante, comme il l’a déjà fait dans les Länder de l’Est.

Est-ce un hasard de constater que Die Linke et l’AfD réalisent leurs plus beaux scores à l’est de l’Allemagne, où, malgré tous les efforts de l’Etat fédéral, le rattrapage avec l’ouest n’a pas eu lieu ? Vingt-sept ans après la réunification, le chômage y est 1,5 fois plus élevé, les salaires moindres, et les retraites n’ont toujours pas été alignées sur celles de l’ouest. Sur les 30 plus grandes entreprises allemandes cotées en Bourse (indice DAX), aucune ne possède son siège social dans les Länder de l’est (Berlin inclus). A cette division est-ouest délétère sont venus s’ajouter d’autres types de divisions territoriales à des niveaux géographiques plus fins : entre nord-est paupérisé et sud-ouest riche, entre villes et campagnes, entre métropoles (gagnantes) et petites villes («rétrécissantes»), entre localités touristiques (gagnantes) et localités sans atout (perdantes), même situées au sein d’un même Land, entre bassins d’emploi industriels en difficulté et mini Silicon Valley florissantes, entre quartiers de relégation sociale et ceux gentrifiés au sein des grandes métropoles, etc. Bien sûr, on pourra toujours objecter que les gouvernements Merkel successifs ne sont pas directement responsables de ces nouvelles inégalités. Mais on pourra aussi observer que, malgré des excédents publics record, autrement dit des marges de manœuvre importantes, ils n’ont rien entrepris pour les juguler. De fait, Merkel la pragmatique est incapable de la moindre vision à long terme, sur les plans intérieur et extérieur. Elle réagit aux crises, elle ne les prévient pas.

Loin de correspondre à l’image empreinte de mesure, de tempérance et de justice de la chancelière, l’Allemagne se caractérise plutôt par ses fractures, qu’elles soient d’ordre économique, social, politique ou géographique. Le paradoxe veut que face aux désordres du monde et aux inégalités intérieures, Merkel apparaisse comme l’ultime recours. Mais il se pourrait bien qu’en la réélisant, les électeurs ne fassent qu’amplifier les inégalités et renforcer leurs propres craintes.

Boris Gresillon, professeur de géographie à l’université d’Aix-Marseille.

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