L’Allemagne s’enrichit, l’Europe s’appauvrit

Que l’entreprise européenne se précipite vers son point de non-retour est un sentiment largement partagé même par les partisans du projet européen et de sa monnaie unique. Toutefois, au cours du sommet de Bratislava qui s’est tenu le 16 septembre, les dirigeants européens, malgré leurs doléances envers Berlin, n’ont eu droit qu’à une timide mise en cause par le couple franco-allemand de l’image «non attrayante» de l’Europe auprès de ses citoyens.

Or, il est rare que la qualité de l’image se limite à un problème de communication, surtout dans la région du monde qui, malgré ses excédents extérieurs records, bat aussi tous les records dans les domaines du ralentissement économique et du chômage. Cela devrait être une question infiniment plus grave qu’un simple problème communicationnel. Il y a déjà trop de signes douloureux dans la vie des dizaines de millions d’Européens pour prétendre que tout cela n’est qu’un simple problème d’image et se contenter d’un délai de six mois de réflexion pour l’améliorer.

Or, si l’Europe, tant sociale qu’économique, présente aujourd’hui un spectacle «déplorable», ce n’est pas parce que le reste du monde l’entraînerait dans son sillage dépressif. Au contraire : c’est le Vieux Continent, le plus grand marché mondial, qui, comme un énorme «trou noir», tire vers le bas le reste de la planète. Lorsque les Etats-Unis, le Japon, la Chine et les autres économies émergentes essaient par tous les moyens de relancer leurs économies, l’Europe est la seule région qui, au contraire, s’entête dans l’austérité de ses dépenses et de ses revenus.

Dans ce contexte, c’est tout à fait logique que le Vieux Continent, notamment l’Allemagne, extorque des surplus extérieurs faramineux, profitant des dépenses expansives des autres et de la restriction des siennes. Rien que pour l’année passée 2015, le surplus extérieur allemand atteignait 319 milliards de dollars, soit 8,9 % de son PIB, dont plus de la moitié provient de la zone euro. Or, l’excédent allemand implique du même coup un déficit équivalent pour le reste du monde, notamment pour les pays membres de la zone euro. Cette dernière «pompe» les finances, tandis que leurs partenaires en subissent les effets. Les excédents de l’Allemagne exercent des effets de contraction sur les économies partenaires, notamment celles de la zone euro.

Pour éviter ces effets néfastes, le pays excédentaire aurait dû relancer sa demande intérieure, ce que Berlin refuse au nom de sa compétitivité. De même, l’utilisation loyale, idéale, devrait être le recyclage de ces excédents dans les pays déficitaires, ce que l’Allemagne refuse également, les investissements allemands à l’étranger ne dépassant pas 1,5 % de son PIB. A l’intérieur même de l’Allemagne, les investissements ne cessent de se contracter : ils ne s’élèvent qu’à 16 % du PIB, contre 24,5 % au début des années 2000 et contre 20 % du PIB pour l’ensemble de 19 pays de la zone euro. Sans aucun doute, l’Allemagne, avec les plus gros excédents au détriment de ses partenaires, apparaît en même temps comme le pays qui sous-utilise le plus ses excédents, contribuant à la déstabilisation de ses partenaires, ainsi que de sa zone monétaire dans son ensemble. Le Premier ministre Italien Matteo Renzi lance : «Si l’Allemagne recyclait ses énormes excédents au sein de la zone euro, l’image de l’Europe aurait déjà été plus convaincante.»

Face au danger d’assèchement des économies européennes, la Banque centrale européenne et son président, Mario Draghi, appliquent depuis 2012 la politique dite d’«assouplissement quantitatif» fournissant des liquidités à faible taux d’intérêt. De cette politique, sèchement désavouée par Berlin, l’Allemagne est pourtant, jusqu’à aujourd’hui, le principal bénéficiaire : les crédits bon marché de la BCE sont répartis parmi les pays membres non en fonction de leurs besoins, mais en fonction de leur participation au capital de la BCE. Autrement dit, les pays déjà compétitifs et excédentaires reçoivent la part du lion, tandis que les pays qui en ont le plus besoin n’en reçoivent que des miettes, la Grèce en étant formellement exclue sous le prétexte de sa dette excessive. Selon le journal économique Handelsblatt, dans son édition du 6 septembre, l’Allemagne s’est déjà approprié plus de 30,5 milliards d’euros par an du programme de l’assouplissement quantitatif de la BCE au cours des années 2012-2015, ce qui lui permet de présenter un excédent budgétaire annuel de 18,5 milliards. Or, si la BCE ne prête qu’aux pays déjà solvables, cela impliquerait qu’elle ne remplit plus les fonctions de «créancier de dernier ressort» revenant à la notion de Banque centrale, mais qu’elle se comporte comme une banale banque commerciale. Elle donne à ceux qui ont déjà et ne donne rien à ceux qui n’ont pas.

Le président de la Bundesbank, Jens Weidmann, vient de clarifier mieux que tout autre la conception allemande de l’Union : l’Europe ne devrait pas être un tout, mais plutôt une simple addition de pays solides sur le plan national, et compétitifs sur le plan international (1). Selon lui, le transfert de ressources parmi les pays membres est inadmissible, fut-il par solidarité envers les pays en difficulté, car cela nuirait à la discipline budgétaire de chaque nation membre.

Or, si la solidarité des «gagnants» envers les «perdants» de l’euro est exclue, à quoi la monnaie unique sert-elle, sinon à rendre leur redressement encore plus inatteignable ? De toute façon, l’austérité imposée par l’Allemagne dans ses partenaires depuis 2010 n’a pas optimisé le fonctionnement de la zone monétaire, n’a pas renforcé la convergence ni la cohésion d’ensemble, mais, au contraire, elle a ressuscité les anciennes divergences parmi ses pays membres, tout en rajoutant des nouvelles. Son bilan se résume aux excédents thésaurisés pour l’Allemagne et à la persistante récession pour ses partenaires.

Au cours des années 2010-2016, au lieu de stabiliser les économies de ses pays membres, la monnaie commune fonctionne comme un important facteur de leur déstabilisation. Pourtant, si un jour la zone monétaire devait s’éclater, par suite des effets dévastateurs de l’austérité en période de récession, le plus grand perdant de l’affaire risquerait de s’avérer celui qui aujourd’hui paraît comme son principal gagnant.

Kostas Vergopoulos, professeur des sciences économiques, université Paris-VIII.


(1) Lire le Monde du 18 septembre.

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