Le moment fera certainement date dans les livres d’histoire. Le 17 juin 2018, 630 migrants secourus par les ONG SOS Méditerranée et Médecins sans frontières, à bord de l’Aquarius, sont accueillis dans le port de Valence, en Espagne, après le refus des gouvernements italien et maltais, et une position inaudible de la France – qui parvient à tenir comme parole politique qu’en même temps elle accueille et n’accueille pas.
Peut-être le nouveau premier ministre espagnol socialiste, Pedro Sanchez, aura-t-il une place dans l’Histoire, au nom de la lutte qu’il semble vouloir mener contre l’égoïsme des différents pays de l’Union européenne. L’Europe s’est-elle définitivement refermée sur l’individualisme et le matérialisme à tel point qu’elle considère tout arrivant comme un voleur, un intrus ? Peut-être Pedro Sanchez rejoindra-t-il la trajectoire d’Angela Merkel laquelle, assurément, restera comme une dirigeante européenne courageuse qui a rendu possible l’accueil des réfugiés de la guerre de Syrie, alors que tous les autres dirigeants du continent répondaient par la négative ou par un peut-être que oui, peut-être que non.
La France est un pays qui ne sait que faire, comme si les migrants étaient des cartes d’un jeu de papier pas très sérieux. Tout est cacophonie. De plus en plus. Notre gouvernement fait la leçon à l’Italie, désormais inhospitalière, sans ouvrir pour autant les ports français à l’Aquarius. Et c’est Gilles Simeoni, président autonomiste du conseil exécutif de Corse, qui évoque le geste spontané que la Corse serait prête à faire face à l’urgence de la situation.
Sa parole n’est, bien sûr, pas dénuée d’arrière-pensées politiques, mais elle mérite d’être citée ; il se déclare prêt à s’engager « pour une Europe et une Méditerranée fraternelles », ajoutant : « On est au croisement des valeurs d’hospitalité de notre île, et des valeurs universelles de l’Europe. » Il en appelle, d’un côté, à la valeur éthique de l’hospitalité par laquelle nous ouvrons notre porte aux humains en danger. Il évoque, d’un autre côté, l’Europe des Lumières, laquelle, à travers Kant, a défendu un droit à l’hospitalité, droit de visite pour tous les persécutés de la terre, au nom d’une appartenance commune à cette terre. Universalité, cosmopolitisme.
Un « axe » contre l’immigration clandestine
Bref, quelques dirigeants politiques font encore appel aux valeurs de notre civilisation. Mais la plupart deviennent ouvertement racistes, nationalistes, indifférents. Pourquoi ? Ils suivent un état du monde qui glisse inexorablement vers la haine et la fermeture des nations à tous les indésirables.
Les faits ne manquent pas. Le dernier en date rappelle des désastres historiques : un chancelier autrichien, deux ministres de l’intérieur italien et allemand veulent constituer un « axe » contre l’immigration clandestine. Que nous arrive-t-il ? La peur des autres a-t-elle triomphé définitivement ?
Les dirigeants européens veulent pratiquer une politique simple dans un monde complexe. Comme la mondialisation économique leur échappe, qu’ils en deviennent les complices ou les courroies de transmission, ils ne savent plus comment gouverner sinon en donnant le sentiment que la nation est de retour comme signifiant (nous, les nationaux, contre eux, les clandestins) mais pas comme signifié : il n’y a plus d’idées qui font la nation, seulement des cartes d’identité qui font l’appartenance. C’est compliqué en ce qui concerne la République française : comment peut-on bien cimenter une nation républicaine en oubliant le beau mot de « fraternité » ? Difficile.
Les politiques populistes ne mènent qu’à la guerre
L’alliance des gouvernants en Europe risque alors de se faire sur la construction de boucs émissaires : nous contre eux. Cette posture politique, qui a le mérite de la simplicité, ne produit que de la haine. Mais elle vaut aujourd’hui comme position dominante des gouvernants. Elle témoigne de leur conformisme.
La responsabilité de ces gouvernants ne s’arrête pas là. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, qui nous ont fait basculer dans un nouveau siècle, les sociétés occidentales sont apeurées par les attentats terroristes et elles ont lié attentats terroristes et migrations venues du Sud. L’affect de la peur s’entretient indéfiniment, fait perdre toute intelligence de la relation raisonnable à l’autre.
Beaucoup de gouvernants entretiennent et intensifient cette peur qui rend les populations encore gouvernables sur le mode d’une protection paternaliste. Mais pour combien de temps encore ce régime de la peur permettra-t-il de gouverner ? Mais pour combien de temps encore accepterons-nous de taire notre humanité, notre impulsion à l’hospitalité ? Nécessairement, nous aurons à vivre avec d’autres qui ne sont pas comme nous mais sont toutefois nos semblables.
Les politiques populistes et nationalistes ne mènent qu’à la guerre et à un signifiant national sans contenu. Pendant combien de temps les populations européennes se prêteront-elles à ce jeu ? Pendant combien de temps celles et ceux qui pratiquent avec courage l’hospitalité (que ce soit des migrants à l’égard de migrants, des associations ou des individus qui risquent le « délit d’hospitalité ») accepteront-ils cette absence d’hospitalité politique ?
Par Fabienne Brugère, philosophe, coauteure, avec Guillaume le Blanc, de "La Fin de l'hospitalité", Flammarion, 2017.