Nager n’est pas un sport. C’est secondaire. Une conséquence, presque un accident ; quelque chose qui arrive, finalement. Le nageur peut dire qu’il fait de la «natation». Comme il peut s’en abstenir. «Juste nager», suggère la philosophe Annie Leclerc (1). Et, parfois, nager juste, comme «les véritables nageurs d’Henri Michaux [qui] ne savent plus que l’eau mouille. Les horizons de la terre ferme les stupéfient. Ils retournent constamment au fond de l’eau». Le poète «à peine […] les yeux fermés», plonge, et «comme personne» (2). Le nageur, c’est lui, «le sportif au lit». Coïncidence parfaite avec le concept. Pour pouvoir nager, encore faut-il savoir. Avec la nage, on sait ou on ne sait pas et, en général, on sait si on ne sait pas. Mieux encore, quand on le sait, c’est pour toujours. Nager est cet «acquis individuel inoubliable», observe Michel Charolles dans De l’art de nager et des différentes manières d’en parler (3). C’est comme avec la Muraille de Chine, si on l’a vue, on s’en souvient. Nager relève ainsi de «l’extraordinaire», note l’auteur dans ce texte tendre et drôle, précis, inclassable, que le logicien et linguiste a écrit pour sa fille, pour qu’elle comprenne son travail qui l’a «tant pris». Lui, il a pris «un exemple» : comment parler de «nager» ? Il «ne nage pas tellement», «n’aime pas tellement l’eau», et pourtant il s’est pris au jeu, fasciné par «cette foule d’idées» que les gens en ont. Un «art», une sensation qui ne se laisse dire qu’en tâtonnant, «par périphrases», «comme la musique», et qui est pourtant source de tant d’autres métaphores.
Le baigneur n’est pas le nageur
Car nager inonde nos conversations terrestres. On brasse de l’air, noie des chagrins, patauge dans la semoule. On nage en plein bonheur. Dans l’eau, il a fallu apprendre. C’est un souvenir d’écolier, mené en rang au plongeoir, au saut dans le grand bassin devant le maître-nageur et sa salutaire perche. Gilles Bornais se souvient de «la frousse», de «l’aigreur de l’eau qui envahissait [ses] narines», il raconte ces «premières saccades des bras et des jambes» et ces «menus naufrages» (4). «Authentique et courageuse conquête qui place d’emblée l’exercice au-dessus de tous les autres», écrit-il, citant Gaston Bachelard : «Le jeune nageur est un héros précoce.» (5) «Dans l’eau, la victoire est plus rare, plus dangereuse, plus méritoire que dans le vent. Le nageur conquiert un élément plus étranger à sa nature. […]. La marche n’a pas ce seuil d’héroïsme.» En introduction de son livre peuplé de grands nageurs, champions, personnages imaginaires, figures mythiques, Gilles Bornais rappelle qu’à l’été 2018, plus de 500 noyades mortelles ont été recensées en France. A ce rythme-là, «un Titanic coule tous les neuf mois !» Dépourvu de branchies et de nageoires, le nageur qui s’élance est un héros. Il fut d’abord un soldat, on apprenait à nager pour faire la guerre avant d’en faire un sport de compétition au début du XXe.
Aimer l’eau ne suffit pas pour autant. Le baigneur n’est pas le nageur, lui qui ne quitte jamais tout à fait sa verticalité, ni ne se déleste de sa pesanteur. S’il esquisse quelques rafraîchissants mouvements, il cherche bien vite la terre ferme, orteil tendu vers le fond.
C’est le «marcher-flotter» que Chantal Thomas décrit dans Souvenirs de la marée basse (6). Elle est cet enfant de la plage, grandi à Arcachon, qui ne fait pas ses valises à la fin de l’été, qui cueille des trésors dans les flaques laissées par la mer retirée, rampe dans le sable quand la mère rampe sur l’eau, de son crawl élégant à la «beauté reptilienne», que contient l’anglicisme «crawler» (littéralement, «ramper»). Chantal Thomas est l’enfant de cet autre enfant, enfant éternel, mère nageuse, qui ne sait pas se poser, qui ne se repose jamais, sur rien, sauf sur l’eau. La mère entre vite dans l’eau, sans bruit, à la différence des coquettes. A chaque fois, elle en sort «transfigurée par la nage», «calme et souriante». Chantal, cet enfant-là, a fini par apprendre à nager, «à perdre pied». «C’est à partir de là, à partir de cette indifférence, ou sérénité égale, à flotter […] au-dessus d’abîmes, que s’éprouve la véritable souveraineté du nageur, que l’on jouit entièrement de cette autre manière d’exister, dans l’abandon, la déprise.» Et alors elle découvre «l’évidence que nager appelle à nager», l’évidence de sa mère, celle qui vit hors de l’actualité du monde, cette championne de natation sans championnat, devenue épouse, femme d’intérieur que tout semble pousser à la mer, celle qui pleure «les mauvais jours», ceux de l’hiver, de la tempête, celle qui «a toujours l’air tendu vers une activité à venir», qui n’est arrimée au présent qu’à la nage.
Annie Leclerc a aussi l’intuition que nager «change tout, le point de vue sur le monde, sur le plaisir, le sens de la vie, la façon de poser les questions, de rêver, d’attendre…» Nager est «bouleversant», c’est vivre «le retournement comme un gant des ordres habituels de la terre», eau solide, corps liquide. En cela, la nage est une «utopie», dit Gilles Bornais. Et elle «fait davantage qu’élever ses disciples ; elle unit l’air et l’eau dans la beauté d’un geste». Miracle, spectacle dont la grâce et le sublime feraient oublier «le labeur», «une nage se polit, mètre après mètre», prévient-il, il faut «s’y vouer avec application», faire ses gammes comme au «solfège». Et la sentence : «Nager à la légère, c’est nager faux !» Mécanique précise, technique de pointe. Nager est la deuxième vie de Gilles Bornais, vie parallèle, exigeante, qui grignote la première, l’y «arrache» et l’y ramène, le corps essoré, fatigué. Celui qui, «s’entraîne» ne se vide pas la tête mais la «remplit», compte, évalue, mesure. Il se désole de ces «ténors qui, gavés de longueurs, raccrochent le maillot sitôt leurs dernières médailles glanées. Avaient-ils vraiment aimé nager ? Seulement eu l’âme nageuse ?». Crawler ne l’a jamais aidé à écrire. Simplement la même discipline, la même obstination, à la natation comme à la rédaction.
«Epuiser les vieux fonds de colère»
En revanche, quand Annie Leclerc, philosophe de la jouissance, écrit, elle prolonge la nage. Et quand elle nage, c’est le corps qui pense, «c’est au corps d’enseigner l’esprit». Nager est «une prouesse de vie» qui ne se mesure pas, ne s’éprouve pas en comptant les longueurs. Elle se sent «accueillie à bras ouverts dans la maison de l’eau, approuvée, consolée, exaucée, bénie. Et comme définitivement aimée». «On se comprend», dit-elle. D’abord, quelques brasses bien coulées, pour «épuiser [les] vieux fonds de colère». Elle brasse, comme une rêverie, «secoue les lettres» des mots, les mélange, remarque que «e a u», sans consonne où s’agripper, sans prise, file entre les doigts. Elle est comme «o u i», nager est comme «consentir», en déduit-elle. «La brasse a à voir avec les choses de l’amour. Ne serait-ce d’ailleurs qu’en raison de son nom qui n’a rien d’obscur», souligne Michel Charolles.
Cathy Karsenty, auteure de la BD Nager aide à vivre (et rend intelligent), entre dans l’eau «avec un problème», et «lance son cerveau», «pour trouver une idée de dessin, une phrase» (7). «Elles viennent par petites touches, parfois comme des énigmes, note Jean-Daniel Moussay, psychanalyste et nageur de haut niveau. On pense avec une plus grande liberté, sans être soumis à ces regards imaginaires. La position morale est comme bazardée», détaille celui qui «travaille comme [il] a nagé». Parfois, ce nageur de bassin part loin en mer, contre le courant, et revient avec la marée. Il sent alors quelque chose «se tendre en lui». La crainte du héros, celle d’être «pris». Ce qui fait dire à Gilles Bornais que la mer, «gracieuse au regard, grisante à naviguer», ne «se prête guère à l’exercice gratifiant de la nage». «La raison tient à la nature profonde du véritable nageur. Il aime maîtriser», explique-t-il. «Nager, juste nager, autrement dit n’avoir affaire qu’à l’eau», «pur étonnement que rien ne divertit», ne «se peut si bien» qu’à la piscine, écrit aussi Annie Leclerc. «Nager en mer est tout brouillé de songerie monstrueuse, nager s’y égare dans la plus confuse métaphysique.» La mer, «c’est beaucoup trop. Un vrai roman. Le corps perd toute mesure, l’esprit s’égare, ballotté entre sublime et ridicule».
Ode à la piscine municipale, l’écrin du «juste nager», qui commence dès la porte franchie, bien souvent pour des raisons médicales, pour y laisser une douleur, oublier une maladie, fuir la pesanteur, les dettes, la mort, être dilué dans l’infini, baigné d’éternité, d’enfance, et dire, enfin, avec Annie Leclerc cette splendeur : «Je n’âge.» Dans le Goût du chlore de Bastien Vivès, la piscine emporte le mal du siècle, le «mal de dos» (8). Et c’est un monde qui s’offre, camaïeu, rectiligne, onctueux ; qui dépose sur la peau sa persistante «odeur de javel», un indice, un appel, qu’Annie Leclerc «renifle discrètement» au creux de son poignet, «comme les chats qui en raffolent». L’important, c’est la familiarité, celle que ressent Chantal Thomas. Il faut dire aussi la poésie de la piscine municipale, l’esthétique des corps nageant dans le bleuté, flottés, flattés ; les corps fuselés, les formes embuées, zébrées de marbrures lumineuses et ondoyantes. Là, on prend goût à l’autre, on nage dans son sillage, son parfum, son odeur. Qui est-il ? Boucher, infirmière, agent immobilier ? Est-il de droite, de gauche ? Est-il le propriétaire du fauteuil roulant sur la rive carrelée ? Qu’importe.
«Une pure nudité d’être»
Là, Annie Leclerc, repère une «pure nudité d’être», «allégée du souci de plaire». «Etre réduit à notre plus simple expression», dit Cathy Karsenty, qui croque «cette petite société», îlot de mixité sociale avec ses rituels, ses codes, mais aussi ses castes, ses dominants de la ligne «nage rapide», majoritairement masculine. Une ligne de départage, qui dit davantage du rapport à soi et aux autres, que de la vitesse des nageurs qui la peuplent. Et c’est pour en être que Cathy Karsenty a appris le crawl. A brasser le mot, à la manière d’Annie Leclerc, crawl s’entend «graal». Cathy Karsenty, un maillot toujours dans le sac, se sent une «fraternité» avec cette communauté amphibie.
Le talent ne fait pas le «véritable nageur», «nager intensément» suffit. Et le papillonneur ? «Figure de l’asocial», analyse-t-elle. La seule distinction qui vaille est celle entre «terriens» et «aquatiques», selon Jean-Daniel Moussay. Les premiers «cognent l’eau, s’agitent», quand les seconds «en font leur amie, la dérangent à peine, flottent, dynamiques et relâchés». «Ailleurs, la différence se voit, s’entend, se fait entendre. A la piscine, pas d’effet de manche», observe-t-il. Dans l’eau, il «noue des relations parfaitement horizontales, simples alors que, paradoxalement, nager, c’est ne pas pouvoir parler immédiatement». Ni rire, ni pleurer, ni téléphoner. Ne rien entendre, si ce n’est le son régulier des bulles d’air qui roulent sur les joues. Puis le clapotis du bras. Finir en dos crawlé, toujours. Quitter le fond pour le plafond, «se rendre en douceur à la nécessité du retour», écrit Annie Leclerc.
Quand on nage, «ce n’est pas l’eau qui est difficile, c’est la terre», c’est revenir à la table d’écriture, à la guerre, quitter le refuge, se sentir «suffoquer comme un poisson sur la grève». Elle suffoque aussi, sur son tricot à Arcachon, elle, la mère : «Avant qu’elle aille nager, il n’y a pas à s’interroger. Son but est tout tracé. Mais après ?» Terrible question de Chantal Thomas, «l’après». Il est peut-être là, l’héroïsme du nageur, le «véritable nageur» du poète Michaux qu’aucune médaille ne distingue («oh ! l’admirable glissement, on hésite à remonter !»). Il est cette héroïne qui revient à terre.
Noémie Rousseau
Notas:
(1) In Eloge de la nage, Actes Sud, 2002.
(2) In le Sportif au lit (recueil «La Nuit remue»).
(3) Revue du Centre de recherches sémiologiques de l’université de Neuchâtel, septembre 1990, numéro 58.
(4) In le Nageur et ses démons, éditions François Bourin, juin.
(5) In l’Eau et les rêves, 1942.
(6) Editions du Seuil, 2017.
(7) Editions Hélium, avril.
(8) Editions Casterman, 2008.