De la décision rendue à l’encontre de Google par la Commission, l’histoire retiendra le montant record de l’amende : 4,34 milliards d’euros. La somme s’avère d’autant plus conséquente qu’elle s’ajoute aux 2,42 milliards d’euros d’amende déjà infligés par la Commission à Google en juillet 2017. Alors que la précédente Commission a tergiversé, Margrethe Vestager a fait preuve d’une fermeté qui interroge quant au rôle de l’autorité de la concurrence dans l’Union européenne.
La Commission reproche à Google d’avoir conclu trois types de stipulations contractuelles avec les fabricants d’appareils et les opérateurs de réseaux mobiles concernant l’installation d’applications Google (en particulier Google Search) au motif que des restrictions permettent à Google d’utiliser Android comme un moyen de consolider la position dominante de son moteur de recherche. Si les pratiques en cause sont établies, leur caractère anticoncurrentiel peut être discuté.
Tout est question de mesure et de contexte. En ayant à l’esprit la finalité du droit de la concurrence, la satisfaction des consommateurs, on peut se demander si la stratégie de Google nuit à ces derniers. La technologie du système d’exploitation Android couplée au modèle d’open source a profondément modifié le marché des services mobiles. Non seulement Google a permis de proposer une alternative à Apple, mais, en catalysant l’innovation, elle a contribué à stimuler les autres opérateurs du marché de la téléphonie mobile. Le prix concurrentiel est alors celui de la domination d’un marché, celui de la recherche sur Internet, ce qui est incontestable. Il est légitime de se demander si la délimitation du marché pertinent pour apprécier la position dominante n’est pas en l’espèce excessivement étroite.
Contribuer au progrès
La jurisprudence est constante : le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne n’interdit pas la position dominante en soi, mais uniquement le fait d’en abuser. Il pèse ainsi une responsabilité particulière sur l’entreprise en position dominante, qui ne doit pas commettre d’abus. La critique est dès lors récurrente. On peut se demander si ce qui heurte l’autorité de la concurrence n’est finalement pas la position dominante en soi, de sorte que les comportements adoptés par l’entreprise sont considérés comme abusifs.
Or, une position dominante peut être le fruit d’une concurrence non faussée, et donc du fonctionnement normal du marché. Elle est susceptible de contribuer au progrès et à l’innovation d’une façon favorable au consommateur et à l’économie. En l’occurrence, la Commission prétend pouvoir distinguer du système d’exploitation mobile les fonctions de recherche et de navigation. N’est-ce pas là courir le risque de freiner l’évolution des produits, au détriment du consommateur ? En effet, l’inclusion des services Google dans le système d’exploitation Android garantit que les terminaux soient aisément utilisables par les consommateurs, lesquels sont libres de personnaliser leurs appareils Android en téléchargeant de nouvelles applications.
La Commission semble ne pas tenir compte de cette liberté induite par le système, tout comme elle élude la question de l’intérêt des fabricants d’appareils et des opérateurs de réseaux mobiles à coopérer avec Google. N’est-elle pas, réflexe classique d’autorité de la concurrence, davantage portée à protéger les concurrents plutôt que la concurrence ? Dans un régime de concurrence non faussée, c’est aux entreprises de gagner des parts de marché, notamment par l’innovation dans les secteurs technologiques ; ce n’est pas à l’autorité de garantir à toutes les entreprises des parts de marché en sanctionnant l’opérateur le plus dynamique.
Rapport de force
A la Commission revient la tâche de déterminer le point d’équilibre de l’ordre concurrentiel. A cet égard, le montant de l’amende surprend quelque peu par la démesure de la somme, de surcroît cumulée, faut-il le rappeler à une précédente amende, une troisième affaire étant encore pendante. Qu’il soit rapporté au chiffre d’affaires de l’entreprise n’est pas déterminant ici ; eu égard aux faits reprochés et au marché en cause, la somme apparaît disproportionnée.
Aussi s’interroge-t-on sur les motivations politiques de la Commission. La décision Google serait-elle une condamnation pour l’exemple destinée à montrer aux firmes multinationales la vigueur du pouvoir de l’Union ? On comprend certes que la Commission entend s’affirmer dans le rapport de force avec les entreprises. On peut toutefois légitimement se demander si tel est l’objet des règles de concurrence et, en particulier, des amendes. L’enjeu est peut-être ailleurs. La décision Google a en effet été rendue dans le contexte particulièrement tendu de la guerre commerciale entre l’Union européenne et les Etats-Unis. Il ne faudrait pas que la politique de concurrence devienne un instrument de protectionnisme européen. Il serait préférable de promouvoir une véritable politique européenne de l’économie numérique, fondée sur la liberté des opérateurs d’innover, soutenue par un financement public permettant de réduire le « gap » d’innovation avec le reste du monde.
Par Francesco Martucci, professeur à l'Université Panthéon-Assas, Centre de droit européen.