L’amère victoire des historiens polonais

La publication, en 2000, d’un livre de l’universitaire américain Jan Gross consacré au massacre de la totalité de la population juive, sauf un survivant, par ses voisins polonais, dans une bourgade de l’est de la Pologne occupée, Jedwabne, le 10 juillet 1941, plongeant l’opinion dans la stupeur, allait rompre avec un demi-siècle d’occultations. Une Pologne victime et héroïque, frappée par les deux totalitarismes du XXe siècle, pouvait-elle avoir participé aux crimes commis par les nazis ?

Un débat national s’engagea, franc, ouvert. Soixante ans jour pour jour après le massacre, le 10 juillet 2001, le président de la république polonaise, Aleksander Kwasniewski, suivi des plus hautes autorités de l’Etat, se rendit à Jedwabne pour une cérémonie repentance, l’Eglise ayant fait de même de son côté. Par ce geste, et bien d’autres, la Pologne pouvait être considérée comme le troisième pays européen, après l’Allemagne et la France - et le seul des anciens pays communistes -, à avoir affronté son passé, ouvrant la voie à une «mémoire démocratique», c’est-à-dire partagée.

Une exceptionnelle équipe de chercheurs se forma alors autour de la revue annuelle Zaglada Zydow («extermination des Juifs») qui acquit d’emblée, par sa qualité, une réputation scientifique internationale, en particulier sur la Shoah en Pologne. Poursuivant les travaux de Jan Gross, ces chercheurs mirent au jour les comportements d’un certain nombre de Polonais durant la guerre. En France, leurs travaux donnèrent lieu, en 2005, à une première conférence internationale, en présence de Simone Veil, Marek Edelman, dernier commandant du ghetto de Varsovie, et Wladyslaw Bartoszewski, l’un des fondateurs de «Zegota» (organisation d’aide aux Juifs unique en Europe pendant la guerre), sous la responsabilité d’Annette Wieviorka et de moi-même.

Depuis, leur centre de recherche a publié des dizaines d’ouvrages, tandis que la revue prépare sa 14e livraison. Ces travaux novateurs légitimèrent ce que les mémoires juives savaient : peu nombreux sont les témoignages de survivants juifs des territoires polonais sous occupation allemande qui, d’une façon ou d’une autre, n’évoquent pas des comportements hostiles de la part de leurs concitoyens polonais.

Aujourd’hui, une loi polonaise menace de trois ans de prison toute personne qui «attribue à la République de Pologne et à la nation polonaise, publiquement et contrairement à la réalité des faits, la responsabilité ou la coresponsabilité de crimes nazis perpétrés par le IIIe Reich allemand». En Israël, où vivent encore près de 200 000 rescapés de la Shoah, l’intense émotion collective manifestée à propos de son adoption n’aurait jamais été possible sans le cadre général fourni par les travaux des chercheurs polonais. Il y a encore vingt ans en effet, chaque famille juive concernée ne pouvait se pencher que sur son destin individuel.

Oui, amère victoire pour les historiens qui, d’un côté, voient leurs travaux reconnus dans le monde entier et se trouvent, d’un autre côté, menacés dans leur travail. Car cette nouvelle loi vise à entraver leurs recherches.

Les autorités de Varsovie ont argué qu’il fallait combattre par la loi l’usage de l’expression «camps de la mort polonais», formule rarement utilisée en français, bien plus fréquemment en anglais (Polish Death Camps), qui porte effectivement atteinte à la réalité historique. Il n’y eut ni camps polonais ni ghettos polonais mais des camps et des ghettos érigés par les Allemands en Pologne, et l’on mesure mal en France l’offense que représente cette expression aux yeux des Polonais. Pour autant, le développement de cette expression ne tient pas tant à la malveillance qu’à la mondialisation de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale - il suffit de voir l’engorgement international du musée d’Auschwitz - qui conduit les ignorants à ce raccourci inepte.

Il est symptomatique que l’expression «camps de la mort polonais» ne figure pas dans le texte de la loi, dont le véritable objectif est bien de casser l’élan des recherches pour revenir au temps de la Pologne innocente. En menaçant de traîner devant les tribunaux, plus au civil qu’au pénal d’ailleurs, tout individu dont le texte ou la parole décrirait une réalité avérée mais non acceptée par les partisans de la loi, les autorités ouvrent l’espace d’une mise en cause du travail scientifique, phénomène liberticide qui rappelle la Pologne communiste.

Cette opération législative et judiciaire est d’ailleurs redoublée par une campagne d’intimidation politique sur la scène internationale : l’ambassadeur de Pologne en Grande-Bretagne proteste contre les propos de Jan Gross au Financial Times ; son collègue à Paris s’insurge contre la préface que j’ai écrite au livre d’un jeune chercheur, Sidi N’Diaye, qui compare les imaginaires de la haine chez les paysans polonais et les paysans hutus ; une lettre émanant d’un comité de vigilance qui veille au «renom de la Pologne», sis à Varsovie, et signée par des professeurs d’université - dont aucun n’était spécialiste de la Shoah - fut adressée l’an dernier au recteur de l’université d’Ottawa, où enseigne Jan Grabowski, historien de renommée mondiale sur les relations judéo-polonaises, pour qu’il se désolidarise de ses travaux.

Cette politique nationaliste qui fait table rase des acquis de la recherche historique n’a pas que des incidences académiques, elle s’inscrit dans un climat politique plus général. Le ton a été donné dès l’entrée en fonction du gouvernement issu du parti Droit et Justice, à l’automne 2015. La ministre de l’Education avait alors d’emblée paru mettre en doute que le crime de Jedwabne soit imputable aux Polonais, avant de se rétracter. En novembre 2015, un Juif fut brûlé en effigie lors d’une manifestation à Wroclaw.

Le 11 novembre dernier, une imposante manifestation de l’extrême droite polonaise et européenne fut à nouveau l’occasion de proférations antisémites. Enfin, des manifestants se réunirent récemment devant le palais du président de la République, à Varsovie, jugeant que celui-ci tardait à ratifier le texte législatif. Ils scandaient le slogan suivant : «Enlève ta kippa, signe la loi !». Quo vadis, Polonia ?

Jean-Charles Szurek, directeur de recherches émérite au CNRS.

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