«L'Amérique d'en bas» et ses élites qui ne la comprennent plus

Nous sommes aujourd’hui si nombreux à avoir compris, anticipé, repéré le phénomène Trump. Nous connaissons soudain si bien la genèse, les causes, les motivations profondes de ce tremblement de terre, pour reprendre le titre principal du New York Times. Tout est si clair, si limpide, si évident.

Et pourtant, il y a 24 heures, mis à part quelques Cassandre, les médias, les sondeurs, les experts en tout genre, les responsables politiques de tous bords, tous les «sachants» qu’ils soient américains ou français, pariaient leur chemise sur la victoire annoncée, évidente, attendue – et large – d’Hillary Clinton.

Des capteurs sociaux aveugles

La première leçon à retenir de ce coup de tonnerre, c’est bien l’incroyable incapacité des capteurs sociaux et politiques à avoir prévu la nette victoire de Donald Trump. Cette cécité est pourtant bien connue. Nous l’avons subie en France. C’est celle qui consiste à considérer comme quantité négligeable voire moralement condamnable tous les signaux reçus qui sortiraient d’une certaine orthodoxie. Et pourtant, ces signaux avant-coureurs étaient nombreux. Encore fallait-il accepter de les lire.

C’est la deuxième leçon à retenir de ce scrutin mémorable. Nous avons négligé quasiment toutes les alertes sociales. Celles d’une Amérique en colère, frustrée, inquiète, qui souffre du chômage de masse, des délocalisations, qui n’a plus que des dettes à offrir à ses enfants, qui craint l’immigration, qui s’est considérablement appauvrie depuis la crise de 2008 quand elle constatait, à tort ou à raison, que beaucoup s’étaient enrichis. Elle conspuait Wall Street et méprisait Washington, c’est-à-dire ce pouvoir capitaliste devenu largement financier, destructeur de richesse et d’emplois et ce pouvoir politique fédéral qu’elle sentait si éloigné de ses préoccupations quotidiennes et insensible à son désarroi.

Clinton, la favorite des sondages

La troisième leçon à tirer du 8 novembre, c’est le coupable amour à l’égard de la favorite des sondages. Hillary Clinton aujourd’hui responsable de tous les maux était, hier encore, la «parfaite candidate» des observateurs. Son caractère «révolutionnaire» tenait principalement – uniquement – à son statut de femme mais c’était suffisant pour les médias.

Tous ou presque avaient fait l’impasse sur son orthodoxie économique, d’un conservatisme forcément inquiétant en période de crise économique, comme l’avait si bien souligné Bernie Sanders durant les primaires démocrates.

Tous ou presque avaient applaudi à sa stratégie, si parfaite, de segmentation de l’électorat en tronçons cohérents: femmes, minorités ethniques, sexuelles, etc, à qui elle allait transmettre un message particulier, spécifique. On ne parlait plus de population ou même d’électorat. On évoquait des «échantillons» qui, tels des panels de consommateurs allaient recevoir une promesse clef en main. Le slogan d’Hillary Clinton prenait alors tout son sens: «Elle se bat pour vous». Le «vous» devenant l’individualisation du message, adressé à chacun et non plus au groupe. Clinton avait fait l’impasse sur cet électorat, plutôt blanc, paupérisé, plutôt masculin pour ne s’adresser qu’aux habitants des grandes métropoles et aux minorités. On se parlait et on restait entre soi.

A cela s’ajoutait la réputation de dissimulatrice aggravée par l’affaire des e-mails, de femme aux réseaux opaques avec la «Clinton Foundation» et aux amitiés hautement rémunératrices avec ses discours devant Goldman Sachs par exemple. Au-delà des avancées sociétales prônées par Hillary Clinton, la candidate avait négligé ce que Bernie Sanders, lui, avait compris. La «mère de toutes les batailles» demeurait celle contre la pauvreté et les inégalités sociales.

Trump, le porte-voix des sans-voix

Or le monde a changé et avec Bernie Sanders, c’est Donald Trump, le post-conservateur qui l’a le mieux compris. Qu’il en eut simplement l’instinct ou qu’il l’ait conceptualisé importe peu. C’est bien lui qui est devenu le porte-voix des sans-voix. C’est bien lui qui a trouvé les mots pour parler à cette Amérique à fleur de peau, qui avait perdu l’habitude qu’on la considère et moins encore, qu’on s’occupe de ses problèmes. Alors certes, cette Amérique n’est pas belle à regarder. Elle peut même être xénophobe. Mais, et c’est la quatrième leçon à retenir de ce scrutin, elle est – encore – la plus nombreuse malgré les transformations démographiques dues à la Nationality & Immigration Act de 1965 qui ouvrirent les portes des Etats-Unis aux immigrants du monde entier et pas seulement à ceux venus d’Europe.

Par calcul ou non, Donald Trump a d’abord ressenti la souffrance de cette population en déshérence. Il a perçu que la question sociale demeurait centrale dans cette élection. Il suffit de regarder la carte du vote du 8 novembre dans les grandes zones industrielles en déshérence du nord-est des Etats-Unis, pour constater qu’elles ont toutes massivement voté pour le milliardaire new-yorkais. Des Etats, démocrates depuis des années comme la Pennsylvanie, l’Ohio, ou le Michigan avaient viré républicain où seul l’Illinois demeurait «bleu», la couleur de la gauche aux Etats-Unis, telle une île au milieu d’un océan rouge.

La cible de l'«homme blanc»

Mais Donald Trump a également compris que la fracture était identitaire. Certes, des femmes et des minorités ont voté Trump mais la grande masse de la communauté masculine blanche, qui, de surcroît, vote statistiquement davantage que les autres catégories ethniques, a choisi son champion et l’a fait gagner. Il est étrange que personne ne se soit offusqué qu’en 2008 et en 2012, on ait accepté le fait d’un «vote noir» en faveur de Barack Obama. Ni même que le Président sortant ait fait campagne pour Clinton en ciblant précisément cet électorat pour le pousser à voter. Trump a simplement fait la même chose. Il a ciblé en priorité «l’homme blanc». L «homme blanc en souffrance», qui a subi de plein fouet la crise de 2008, lui qui connaît une incroyable surmortalité due principalement à l’abus des drogues, du suicide et de la consommation d’alcool. Et donc le fait social et le fait identitaire se sont mêlés pour composer ce cocktail explosif qui a fait dérailler la machine Clinton et porté Trump à la Maison Blanche.

Le 8 novembre 2016 restera, plus encore que le Brexit britannique, la véritable alternance au système que nous connaissons en Occident depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, celle de l’alliance objective entre sociale-démocratie et conservatisme d’inspiration démocrate-chrétienne. Cette alternance a été portée par une population qui, en votant Trump a refusé le choix de la mondialisation qu’elle soit économique, sociale ou humaine.

Prendre en compte cette nouvelle donne politique est vital. Elle permet de comprendre la fracture entre «l’Amérique d’en bas» et ses élites qui ne la comprennent plus. Elle permet de comprendre la victoire de Donald Trump et de constater qu’un nouveau monde émerge, instable, inquiétant mais réel. C’est ce retour au réel auquel il faut à présent accepter de se confronter.

Olivier Piton, avocat. Il est l’auteur de la Nouvelle révolution américaine (Plon).

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