L’Amérique manque le grand virage du capitalisme

On peut dire sans trop s’avancer que les électeurs républicains du Delaware n’avaient pas en tête les interventions sur les devises asiatiques lorsqu’ils ont choisi la favorite du Tea Party, Christine O’Donnell, comme candidate au Sénat, le mois passé. Mais les mouvements de balancier de la politique américaine intéressent au plus haut point Wen Jiabao et Naoto Kan, respectivement premiers ministres de la Chine et du Japon. En rencontrant tous deux le président Obama à New York le 23 septembre, ils avaient, tout en haut de leurs agendas, les questions de pertes d’emploi américaines dans la compétition avec l’Asie.

Ce n’est pas seulement parce que les Etats-Unis sont la seule superpuissance que les pays asiatiques s’intéressent à la politique américaine, mais aussi parce que les dirigeants asiatiques sont de plus en plus certains que l’ère de l’hégémonie américaine sera bientôt révolue, et que la polarisation de la politique de ce pays est le symbole de son inaptitude à s’adapter au changement de nature du capitalisme global après la crise financière.

Quel est le rapport entre cette conception radicale et la valeur du yen? Il est évident.

Le 15 septembre, le yen a fortement chuté face au dollar, améliorant la compétitivité des exportations japonaises. Malgré un léger rebond il y a une dizaine de jours, il faut s’attendre à voir s’accentuer cette tendance. Le gouvernement de Naoto Kan a décidé de suivre la voie chinoise et d’autres nations asiatiques en «intervenant» sur sa monnaie (les sceptiques diraient «en la manipulant»); Tokyo a dépensé une somme record de 23 milliards de dollars en un seul jour sur le marché des changes, préférant une intervention inédite plutôt qu’un abandon total du yen aux forces du marché.

Pour comprendre comment cette décision va affecter les Etats-Unis, il faut commencer avec la politique locale: non pas dans le Delaware, mais dans une zone appelée Asie, laquelle reste terra incognita pour la plupart des politiques et électeurs américains.

En politique asiatique, il faut se méfier des apparences. Kan, considéré généralement comme favorable au libre marché, a réussi à garder son siège le 14 septembre dans une élection au sein de son parti, après un duel sans pitié contre son rival Ichiro Ozawa, lequel exigeait à grand fracas une politique d’intervention sur la monnaie à la façon chinoise afin de conserver le yen à un niveau bas. Puisque Kan a gagné, les investisseurs ont cru que l’intervention n’était plus à l’ordre du jour et se sont rués sur le yen, lui faisant atteindre son plus haut niveau depuis 15 ans face au dollar. Il s’est avéré cependant que Kan, en gagnant l’élection, a cédé tacitement les rênes de la politique économique à Ozawa, appelé le «shogun de l’ombre» pour ses prouesses dans les négociations secrètes. D’où la dévaluation du yen qui a suivi.

C’est la relation du Japon avec la Chine, et non avec l’Amérique, qui a présidé à la décision de rompre avec l’idéologie du marché libre et de dépenser l’argent public pour maîtriser la valeur du yen face au dollar. Les firmes japonaises, dont Sony et Toyota, qui avaient demandé une dévaluation, n’étaient pas inquiètes pour leur compétitivité face à leurs rivales américaines. C’était plutôt la peur de se voir couper l’herbe sous le pied par les exportateurs chinois, coréens, taïwanais et de Singapour, des pays qui gèrent leurs taux de change de façon agressive.

Dans un contexte où la politique économique chinoise sert à présent de modèle aux autres pays asiatiques, le Japon a affronté un dilemme cornélien: donner raison aux critiques américaines selon lesquelles la Chine conserve le yuan à un taux artificiellement bas, ou alors suivre l’exemple de l’approche chinoise. Que le Japon ait choisi de suivre la Chine au risque d’irriter les Etats-Unis est un signe des temps.

L’option suivie suggère, après la récente crise financière, la fin du modèle dominant du libre marché dans la gestion économique internationale. Washington doit assimiler cette nouvelle donne au risque d’être sans cesse pris de court dans les échanges avec le reste du monde. Au lieu de se braquer sur la manipulation de la monnaie chinoise, comme si cela constituait la seule exception dans un marché mondial sans entraves, les Etats-Unis doivent s’adapter à un environnement où les taux de change et les balances commerciales font l’objet d’interventions délibérées et sont devenus matière à débat dans les forums internationaux comme le G20.

Il faut rappeler aux fondamentalistes du marché, qui ressentent l’intrusion du gouvernement avec le libre marché comme une hérésie, qu’avec les critères d’aujourd’hui Ronald Reagan fut l’un des plus grands manipulateurs de tous les temps.

Il a mené deux des plus grandes interventions monétaires de l’histoire: les accords du Plaza, qui ont dévalué le dollar en 1985, et les accords du Louvre en 1987, qui ont scellé la fin de la dévaluation.

La réalité est que les règles du capitalisme mondial ont changé irrémédiablement depuis la chute de Lehman Brothers il y a deux ans. Si les Etats-Unis refusent de l’accepter, leur leadership va s’évanouir. Le quasi-effondrement du système financier a révélé que le roi était nu.

Dans ce climat, le fondamentalisme du libre marché, représenté par le Tea Party, fondé sur une aversion instinctive contre le gouvernement et la foi dans l’adage de type «le marché a toujours raison», fait l’objet de la risée générale. Pourtant de nombreuses personnalités modérées, républicaines et démocrates, partagent largement cette ligne: une mesure visant à punir la Chine sur sa monnaie a passé la rampe en commission vendredi passé, avec un soutien des deux partis.

En dehors de l’Amérique cependant, nombreux sont ceux qui sont convaincus qu’une nouvelle version du capitalisme doit émerger et remplacer ce que l’économiste John Williamson avait appelé le «consensus de Washington».

Si les forces du marché ne sont pas aptes à faire une chose simple comme financer les hypothèques, peut-on leur faire confiance pour diminuer le chômage et maintenir le plein-emploi, réduire les déséquilibres globaux, empêcher la destruction de l’environnement et préparer un avenir sans énergie fossile? C’est la question que se posent les décideurs politiques ailleurs qu’en Amérique, et surtout en Asie. Et, comme si souvent en économie, la réponse est oui et non.

Oui, car les marchés constituent le meilleur mécanisme pour allouer des ressources rares. Non, car les investisseurs ont bien souvent une vision à court terme, ne pensent pas aux objectifs sociaux largement partagés et font parfois des erreurs catastrophiques. C’est pourquoi il y a des moments où les gouvernements doivent encadrer délibérément la direction des incitations du marché pour atteindre des objectifs définis par la politique et non par les marchés eux-mêmes, objectifs qui sont la stabilité financière, la protection de l’environnement, l’indépendance énergétique et l’assistance à la pauvreté.

Cela ne veut pas forcément dire que les gouvernements doivent augmenter en taille. Le nouveau modèle de capitalisme évoluant en Asie et dans certains endroits en Europe demande généralement un gouvernement plus petit mais plus efficace. Beaucoup d’activités que l’Amérique tient comme une prérogative gouvernementale ont depuis longtemps été privatisées ailleurs, même dans cette Europe que les Américains considèrent comme «socialiste».

En France, en Allemagne, au Japon et en Suède, la distribution d’eau, les autoroutes, les aéroports ainsi que les services postaux sont de plus en plus privatisés. Il serait impensable, en Asie ou en Europe, que les hypothèques immobilières soient soutenues par des garanties d’Etat. Les systèmes fiscaux sont moins enclins à la redistribution en Europe et en Asie qu’aux Etats-Unis. Selon l’OCDE, la proportion de l’impôt sur le revenu prélevée sur les 10% les plus riches de la population est de 45% en Amérique, contre seulement 28% en France et 27% en Suède. Ces derniers pays prélèvent principalement l’argent des services publics sur les électeurs de la classe moyenne, et non en essorant les riches.

En conséquence, ces pays ont des budgets plus stables et leurs gouvernements ont plus de marge de manœuvre pour soutenir leur économie en temps de crise. Ils sont aussi en meilleure posture pour intervenir sur leur monnaie et leurs relations commerciales, ils peuvent subventionner des investissements à long terme dans le nucléaire et l’énergie solaire, et dépenser leur argent dans les infrastructures, l’aide à l’emploi et la formation. Par contre, le système fiscal américain, dépendant des hauts revenus, induit que la sécurité sociale et les objectifs à long terme, comme l’indépendance énergétique, ne peuvent aboutir que si les riches deviennent plus riches.

Ce qui nous ramène au Delaware. Et si l’Amérique décidait d’ignorer la réinvention mondiale du capitalisme et choisissait plutôt un remake nostalgique du fondamentalisme du marché? Eh bien! cela n’empêcherait nullement le monde de continuer sa course en sens inverse.

Au contraire, dans ce cas-là le nouveau modèle économique dominant ne serait sans doute pas le produit d’un capitalisme démocratique, fondé sur des valeurs occidentales et sur un leadership américain, mais un capitalisme d’Etat, autoritaire, d’inspiration asiatique. Si l’Amérique opte, pour la première fois dans son histoire, pour la nostalgie et l’idéologie plutôt que pour le pragmatisme et le progrès, alors le nouveau modèle capitaliste se fera probablement en Chine, comme dans tant d’autres domaines actuellement.

Anatole Kaletsky © 2010 The New York Times. Traduction: Emmanuel Gehrig.