L’anthropocène, lieu de tensions scientifiques et politiques

L’anthropocène est actuellement un des principaux domaines de recherche où se côtoient, et parfois se rudoient, sciences naturelles et sciences humaines. Proposé au tournant des années 2000 par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen, l’anthropocène désigne une nouvelle époque géologique, encore informelle, faisant suite à l’holocène.

Sur le versant positif, l’anthropocène signe les retrouvailles de l’histoire naturelle et de l’histoire humaine qu’un siècle de spécialisation académique avait séparées. Pour les historiens, il constitue un appel très fort à rematérialiser leurs récits : quel sens historique, quels acteurs, quelles institutions, quelles idéologies, quels phénomènes (guerre, impérialisme formel et informel, capitalisme, fordisme, etc.) faut-il mettre derrière les courbes mesurant la croissance des pollutions au XIXe et XXe siècles ? L’intérêt de l’anthropocène est d’avoir initié une réflexion plus rigoureuse sur les origines de la crise environnementale en cours.

Ce faisant, l’anthropocène est aussi un lieu de tensions scientifiques et politiques. En un sens, il était le plus mauvais terme possible pour nommer la crise environnementale. En désignant comme responsable un anthropos indifférencié, une humanité prise comme une espèce, il charrie une vision malthusienne des questions écologiques. Or, si la démographie a sans doute quelque chose à voir avec la crise environnementale, elle n’est certainement pas le facteur principal : entre 1800 et 2000, la population mondiale est certes multipliée par 6, mais la consommation d’énergie par 40 et le capital, si l’on prend les chiffres de Thomas Piketty, par 134. Face à un «système Terre» menacé, nous n’avons pas un anthropos indifférencié, mais des sociétés et un «système monde» structurellement inégalitaires. Par exemple, les émissions cumulées de CO2 des deux puissances hégémoniques du XIXe siècle (la Grande-Bretagne) et du XXe siècle (les Etats-Unis) représentent 60% du total mondial en 1900, 55% en 1950 et pas loin de 50% en 1980. D’un point de vue historique il serait sans conteste plus rigoureux de parler de «capitalocène» ou même «d’anglocène»…

La question du point de départ de l’anthropocène fournit un deuxième lieu de tension. Pour officialiser une époque géologique, il faut du solide, du sédiment, des traces dans les roches, ce que les géologues appellent un «marqueur stratigraphique global». Le résultat est que le débat sur l’anthropocène s’est focalisé non pas sur des processus historiques, mais sur une date de départ. De nombreuses propositions ont émergé mais la position qui paraît s’imposer est de faire débuter l’anthropocène dans les années 1950 lorsque la bombe atomique et la croissance économique globale laissent des marques géologiques indubitables. Mais en profilant ainsi l’anthropocène pour répondre plus facilement aux exigences des stratigraphes on perd le sens de l’alerte initiale. L’augmentation du CO2 et la révolution industrielle passent au second plan, de même que l’impérialisme ou la guerre, alors même que les techniques qui nous ont conduits dans l’anthropocène sont toutes liées au fait militaire et à l’exploitation des ressources des pays pauvres.

Troisièmement, pour ses promoteurs, parler d’anthropocène signifie que l’humanité est devenue un agent perturbant l’équilibre du «système Terre». Depuis les années 1980, les sciences du «système Terre» qui sont à l’origine du concept d’anthropocène promeuvent une vision très particulière de notre planète comme un système certes complexe, mais un système tout de même que l’on peut analyser, décomposer, modéliser et surtout, si nécessaire, maîtriser. Dans un article de Nature de 1999, Hans Joachim Schellnhuber, une des sommités du domaine présentait sa discipline comme une «seconde révolution copernicienne». Les promoteurs de l’anthropocène se comparent volontiers à Galilée, Darwin ou Pasteur, ils seraient les initiateurs d’une «révolution scientifique», alors même que l’idée de la Terre comme un système possède une longue généalogie que l’on peut, sans exagération, faire remonter aux théories de la Terre du XVIIe siècle.

Le point n’est pas simplement historique : la prétention à la nouveauté des savoirs sur la Terre est aussi une prétention des savants à agir sur celle-ci. La glorification des «sciences du système Terre», leur capacité à identifier les seuils et les «points de bascule» qu’il ne faut pas franchir sous peine de catastrophe servent surtout à justifier les entreprises les plus démiurgiques de «stabilisation» du «système Terre». Par exemple : contrer le réchauffement climatique en injectant des particules soufrées dans la haute atmosphère pour renvoyer une partie de l’énergie solaire vers l’espace. A un anthropocène inconscient, succéderait enfin un «bon anthropocène» éclairé par les scientifiques. Et ce n’est pas un hasard si l’inventeur du mot «anthropocène», Paul Crutzen, est aussi un promoteur des techniques de la géoingéniérie. Le rôle des sciences humaines est aussi de veiller à ce que l’anthropocène ne devienne le discours légitime d’un nouveau géopouvoir.

Jean-Baptiste Fressoz, Historien des sciences, chercheur au CNRS, centre Alexandre-Koyré, EHESS.

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