L’antisémitisme comme symptôme d’un engrenage menaçant la démocratie

L’horreur de Pittsburgh est un nouveau rugissement de la « bête immonde » de Brecht, aujourd’hui bien réveillée. C’est en cela que cette tuerie par un extrémiste de droite était malheureusement prévisible dans le contexte américain actuel de peurs et de crispations identitaires. Car, comme l’Europe, l’Amérique est de plus en plus confrontée aux conséquences de ces crispations et de l’engrenage mortifère qu’elles alimentent. Et ce massacre illustre, sans grande surprise, deux grands enseignements de l’expérience historique.

En premier lieu, c’est par un engrenage, nourri par un extrémisme identitaire, qu’une société peut accoucher des pires crimes, étape par étape, de l’exclusion mentale à l’exclusion sociale voire légale et jusqu’à la violence de masse. Au milieu de ce processus, les dérives verbales xénophobes, racistes ou antisémites de certains hommes politiques, au pouvoir ou pas, libèrent d’abord la parole des extrémistes puis leurs actes. On l’a vu aussi après l’élection de Trump (avec une augmentation de 57 % des actes antisémites entre 2016 et 2017), comme au Brésil durant une campagne d’une rare violence annonçant des lendemains qui déchantent et qui tuent.

La résistance à cet engrenage mortifère est possible et peut être efficace à deux conditions.

Il faut d’abord que le discours et l’action politiques ne jouent pas sur les peurs et le rejet de l’autre. En France, les présidents et les gouvernements y ont veillé ces dernières années, dans les discours officiels comme par les mesures prises en particulier dans les plans de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, mis en œuvre grâce à l’outil souple et efficace que constitue la Dilcrah [délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT] en soutien aux actions des acteurs de terrain.

Jeu d’alliances et de dupes

Cette attitude ferme des pouvoirs publics a contribué à développer une résilience dans notre pays face aux coups du terrorisme et à limiter les amalgames envers tous les musulmans et la recherche de boucs émissaires. A cela se sont ajoutées de fortes mesures de sécurité autour des bâtiments menacés et une grande vigilance des services spécialisés à l’égard des radicalisations nationalistes et djihadistes. Ce qui s’est traduit par une évolution favorable dans le niveau de tolérance du pays et dans le nombre d’actes racistes, malgré une gravité plus grande des violences antisémites.

Cette heureuse évolution ne fait, cependant, qu’infléchir pour le moment une tendance de moyen terme qui reste inquiétante pour la démocratie, et qui est confirmée par le nouvel indice AARD (analyse et alerte républicaine et démocratique), élaboré par la Fondation du camp des Milles à partir de l’analyse des processus historiques, qui ont mené aux plus grandes tragédies génocidaires (contre les Arméniens, les Juifs, les Tsiganes et les Tutsi du Rwanda).

Mais le discours et l’action des pouvoirs publics ne sont pas suffisants.

Il apparaît que la deuxième condition pour résister à l’engrenage serait que chaque citoyen, chaque entreprise et chaque institution publique s’implique en prenant mieux conscience de la dynamique propre à tout extrémisme identitaire. Celui-ci ne porte pas seulement un débat – toujours légitime – sur l’identité individuelle ou collective. Il se caractérise par le rejet de certaines minorités religieuses, ethniques ou sexuelles, et, lorsqu’il domine le débat public, il finit par déstabiliser tout le corps social, par cercles concentriques.

Sans cette large mobilisation civique, l’expérience historique montre qu’une majorité non extrémiste peut laisser une minorité extrémiste arriver au pouvoir notamment par un jeu d’alliances et de dupes. Le réveil est souvent douloureux ensuite, y compris pour beaucoup de ceux qui n’imaginaient pas la dynamique mortifère d’un extrémisme identitaire qu’ils ont parfois eux-mêmes nourri.

Boucs émissaires

La seconde leçon que rappelle la tragédie de Pittsburgh est que, dans l’engrenage mortifère, l’antisémitisme, porté par l’extrémisme identitaire nationaliste ou religieux, est historiquement un « avertisseur d’incendie » pour l’ensemble du corps social – pour paraphraser le philosophe Walter Benjamin (1892-1940). La raison en est probablement que les juifs ont été partout et toujours minoritaires, en dehors d’Israël, et que c’est dans les minorités que sont recherchés les boucs émissaires. Peut-être aussi du fait des valeurs humanistes que porte ce monothéisme, haïes par les extrémistes.

Et même si les juifs ne sont évidemment pas la seule cible des chasseurs de boucs émissaires, il est donc logique, hélas, que, lorsque de graves difficultés sociétales apparaissent, le sort qui leur est fait soit un indicateur assez constant des crises ou des déstabilisations sociétales. Certains ont pu ainsi dénoncer des « judéo-bolchéviques » tandis qu’au même moment c’est le « judéo-capitalisme » qui était dénoncé par d’autres…

La seconde guerre mondiale fut la plus terrible illustration historique de cet antisémitisme annonciateur et révélateur des dérèglements qui menacent une société. L’avertisseur d’incendie n’avait pas été entendu à l’époque, et le monde fut embrasé. Comme il a été sous estimé en France à partir de 2000, faisant perdre un temps précieux à la défense de la démocratie face aux extrémismes qui se sont encore développés depuis.

Ce n’est donc pas un hasard si aujourd’hui l’antisémitisme est partagé par les deux extrémismes, djihadiste et nationaliste, qui prennent en tenaille la démocratie.
Dans la boîte de Pandore qu’ont ouverte aujourd’hui les démagogues et extrémistes de tous poils, c’est la paix civile, voire la paix tout court, qui se joue actuellement en France, en Europe et ailleurs.

Par Alain Chouraqui, directeur de recherche émérite au CNRS.

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