L'"après-Zapatero" a commencé

Depuis près d'un mois, la presse internationale couvre les événements concernant "los indignados". Ce mouvement, né de façon spontanée à l'occasion d'un rassemblement de jeunes sur la Puerta del Sol à Madrid, le 15 mai, a essaimé ailleurs, en Espagne, en Europe et, plus récemment, en Turquie. De quoi se plaignent "los indignados" ? Du chômage qui frappe l'ensemble de l'Espagne et leur classe d'âge plus durement encore ; de la corruption de la classe politique, de droite comme de gauche ; du fait que la démocratie, telle qu'elle a été rétablie il y a trente-cinq ans sous la forme d'une monarchie parlementaire quasi fédérale, ne correspond pas à leurs attentes.

Que réclament-ils ? Un changement de la loi électorale permettant aux plus petits partis de faire entendre leur voix, et du travail afin de pouvoir se construire une autonomie financière au lieu de rester chez leurs parents jusqu'à la trentaine passée, alors même que, du fait de l'éclatement de la bulle immobilière, plus d'un million de logements ne trouvent pas preneur. Sont-ils tous républicains ? Sont-ils tous de gauche ? Sont-ils tous jeunes ? On répondra prudemment : plutôt oui. Ils ne sont en tous les cas, dans leur grande majorité, ni partisans ni antisystème, et les différentes tentatives de récupération de leur mouvement par le gouvernement ou par l'opposition communiste ont échoué.

Le mouvement va-t-il durer ? Autogéré de façon efficace, avec ses tentes, ses groupes électrogènes, ses cantines, ses garderies, ses bibliothèques, il n'en crée pas moins des problèmes de salubrité publique et provoque l'irritation des commerçants. Malgré les injonctions de la Junte électorale qui interdisait tout regroupement pendant la journée de réflexion précédant les élections locales et régionales du 22 mai, les responsables de l'ordre public ont pris la prudente décision de ne pas tenter de déloger "los indignados". Face à l'essoufflement progressif de leur mobilisation, ils ont pris mercredi 8 juin la décision de lever le camp le dimanche 12 juin. Seul un noyau d'irréductibles a annoncé qu'il resterait. Certains ont commencé de manifester, en fin d'après-midi, devant le Congrès des députés, à Madrid.

Ce que la plupart des "indignados" n'ont pas fait, c'est aller voter. Or 20 millions d'Espagnols se sont rendus aux urnes, le 22 mai, et ont infligé une défaite cuisante au PSOE, le Parti socialiste ouvrier espagnol. Ces résultats électoraux, qui représentent un double camouflet pour José-Luis Rodriguez Zapatero, en sa qualité de président du gouvernement et de secrétaire général du PSOE, ont eu droit a de petits articles dans les médias hors d'Espagne.

Ces scrutins marquent un tournant très important dans la vie politique espagnole, où les élections locales ont traditionnellement une grande importance : les municipales, pour des raisons notamment historiques, et les régionales, du fait des larges pouvoirs dévolus aux comunidades autonomas par la Constitution de 1978 et les différents statuts d'autonomie. Ainsi, lors des municipales du 12 avril 1931, les républicains l'avaient emporté dans d'assez nombreuses capitales de province, et le roi Alphonse XIII, grand-père de Juan Carlos, avait pris la décision de quitter son pays.

Ce vide du pouvoir avait entraîné l'instauration de la Seconde République, proclamée le 14 avril, qui s'est achevée dans les horreurs de la guerre civile (1936-1939) et la victoire du général Franco, au pouvoir jusqu'en 1975. Autant dire que les résultats des municipales sont toujours observés avec beaucoup d'attention par la nation tout entière.

Le 22 mai, les élections municipales ont eu lieu sur l'ensemble du territoire ; en revanche, les régionales ne se déroulaient que dans treize des dix-sept communautés autonomes, les quatre régions dites "historiques", à savoir l'Andalousie, la Catalogne, la Galice et le Pays basque, ayant leur propre calendrier électoral.

Ainsi, par exemple, si un électeur décidait de voter à Barcelone ou à Malaga, il le faisait pour les municipales. En revanche, un électeur à Madrid ou à Valence pouvait à la fois voter pour son conseil municipal et pour son Parlement régional.

Les résultats sont sans appel pour le PSOE, à dix mois seulement des législatives prévues au plus tard pour mars 2012 : une différence de 10 points de pourcentage et de plus de 2 millions de voix en faveur de son principal adversaire, le Parti populaire (PP) ; la perte de bastions socialistes tels que Barcelone (en faveur des nationalistes catalans de CiU) ou Séville (en faveur du PP) ; le basculement à droite de plusieurs régions, dont Castille-la Manche, emportée de haute lutte par la secrétaire générale "populaire", Maria Dolores de Cospedal ; le raz de marée "populaire" en Andalousie, patrie de Felipe Gonzalez, traditionnellement située à gauche ; la confirmation des majorités absolues "populaires" à Madrid d'Esperanza Aguirre, présidente de région, et d'Alberto Ruiz-Gallardon, maire ; la percée de la coalition de gauche révolutionnaire nationaliste abertzale Bildu, considérée comme le bras politique de l'ETA, au Pays basque.

Plus que d'une victoire du PP, qui n'a gagné que 500 000 voix, il s'agit d'une déroute du PSOE, qui en perd plus de 1,5 million. Dans un pays où peu d'électeurs passent d'un grand parti à un autre grand parti, autrement dit du PSOE au PP ou vice versa, ces voix ont été captées par des partis nationaux tels qu'UPyD (Union Progreso y Democracia, parti jacobin de centre gauche mené par Rosa Diez, socialiste dissidente), et IU (Izquierda unida, coalition marxiste), ou régionaux tels que le PNV (Partido nacionalista vasco, nationaliste basque de centre droit) ou CiU (Convergencia i Unio, coalition catalaniste de centre droit).

L'Espagne est donc entrée dans l'ère post-Zapatero. Les mouvements en cours et les élections ne font que confirmer cette réalité. Ils expriment, différemment mais sans équivoque possible, le grand ras-le-bol de la société espagnole provoqué par la grave situation qu'elle traverse, ainsi que le manque de confiance soit vis-à-vis de l'ensemble de la classe politique, soit vis-à-vis du gouvernement. "Los indignados" sont loin d'avoir le monopole de l'indignation.

A quelques semaines des élections, les barons socialistes avaient exigé et obtenu de Zapatero qu'il annonçât publiquement qu'il ne se représenterait pas à une troisième législature. Ils espéraient ainsi éviter l'hémorragie des voix annoncée par tous les sondages, préférant se présenter sans candidat à la succession de Zapatero, plutôt qu'avec lui. En vain...

Immédiatement après les élections, des ténors socialistes, dont Patxi Lopez, le lehendakari, président du gouvernement basque issu d'une coalition atypique au niveau régional du PSOE et du PP, ont accéléré le processus de nomination d'un candidat socialiste aux élections. Le choix s'est porté sur le vice-président du gouvernement et ministre de l'intérieur, Alfredo Pérez Rubalcaba, aux dépens de la jeune ministre de la défense, Carme Chacon, qui a fait la "une" de toute la presse internationale lorsqu'elle a passé les troupes en revue, enceinte de sept mois, lors de son entrée au gouvernement.

Tous deux apparaissaient depuis quelques mois comme possibles héritiers. Il est probable que la grande expérience d'un homme spécialiste des questions de terrorisme ait pesé dans la balance, au moment où Bildu effectue une percée spectaculaire et devient la deuxième force politique au Pays basque, derrière le PNV, avec 25 % des voix. Les fuites de WikiLeaks, abondamment relayées par le quotidien El Pais, montrent à quel point les Américains considèrent Pérez Rubalcaba comme un formidable animal politique. Un simulacre de primaires s'est ouvert le 1er juin et se clôturera le 15 juin.

Sauf surprise improbable, Rubalcaba sera donc le candidat socialiste aux prochaines élections législatives. La question se pose de savoir si Zapatero, qui continue d'être le premier ministre et le secrétaire général du PSOE, pourra rester aux commandes, et de son gouvernement et de son parti, ou s'il devra convoquer un congrès extraordinaire du PSOE et/ou des élections parlementaires anticipées. L'Espagne, économiquement KO, est dirigée par un homme politiquement KO. Peut-elle se le permettre ?

Si la probabilité d'éviter une victoire du PP aux élections générales semble désormais ténue, le PSOE va s'employer à diminuer la distance qui a séparé les deux partis majoritaires aux derniers comices et qui a augmenté, selon les tout derniers sondages, de 13 à 15 points en pourcentage. La question n'est donc plus tant de savoir si le PP remportera les élections, mais s'il obtiendra ou non la majorité absolue. Or les "populaires" se caractérisent par une absence de programme.

Leur campagne électorale et, de façon plus générale, leur stratégie politique reposent sur la critique des mesures gouvernementales. On attend toujours de leur part des propositions précises. On se doute qu'ils imposeront des mesures d'austérité à la James Cameron, mais sans autre précision. Ce silence, qui leur a servi jusqu'à présent, pourrait se retourner contre eux. Des voix s'élèvent au sein même du parti contre le mutisme de Mariano Rajoy, leur président. Les plus pragmatiques signalent que la marge est si étroite pour une Espagne dos au mur que le gouvernement, quelle que soit sa coloration politique, ne pourra qu'appliquer les mesures qui lui seront dictées par le Fonds monétaire international (FMI), la Commission européenne et la Banque centrale européenne (BCE). Dans ce cas, à quoi bon s'égosiller !

Une autre nouvelle est passée inaperçue dans la presse internationale : le roi Juan Carlos ne naviguera pas cet été, comme il avait l'habitude de le faire lors de ses congés estivaux, à Palma de Majorque. Il ne tiendra plus le gouvernail de son bateau. Aux questions que lui posaient des journalistes sur sa santé, il a répondu avec emportement : "Je vais très mal. Vous aimeriez me voir mort et vous m'enfoncez un pieu dans l'estomac tous les jours dans la presse."

L'Espagne est-elle en train de perdre son timonier, le monarque qui a su restaurer la démocratie dans son pays et en est le chef d'Etat très peu contesté depuis le 22 novembre 1975 ? Doit-elle se préparer à l'après-Juan Carlos ?

Sylvia Desazars de Montgailhard, politologue spécialiste de l'Espagne.

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