L’Aquarius, le bateau affrété par l’ONG SOS Méditerranée a occupé une partie de l’actualité tout au long de l’été qui s’achève. Sans chercher à vouloir jouer la mouche du coche, le navire et son équipage nous ont rappelé avec constance que les flux de migrants ne connaissent pas de trêve estivale : au contraire, c’est la « haute saison » pour les différents passeurs ; ils profitent d’une mer provoquant momentanément moins d’épouvante pour convaincre les candidats au périlleux voyage de tenter une traversée, présentée comme moins risquée.
Pour autant, si l’impressionnante couverture médiatique de ce périple a de salutaires vertus contre l’oubli ou l’indifférence, elle ne devrait pas nous conduire, précisément, à accorder une attention exclusive aux atermoiements qui ont présidé à définir les lieux de relâche du bateau, empli de ses indésirables passagers. Cela reviendrait à réduire au rang de bravades entre dirigeants politiques européens ce qui reste une situation inacceptable sur le fond.
Car, bien involontairement, l’Aquarius est devenu une double figure symbolique : celle d’une dérive dans l’application ou plutôt la non-application du droit international et celle du naufrage de l’Europe politique.
Une ambition protectrice
La dérive vis-à-vis des textes du droit international, en particulier le déni de celui de la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés – complétée par le protocole de 1967 –, est patente.
Comme si ce texte n’était pas assez explicite ! Selon son article premier, « (…) le terme “réfugié” s’appliquera à toute personne (…) qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ».
Quant à l’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, il dispose que « devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays. »
Ces textes ont été écrits au sortir de la seconde guerre mondiale, dans un monde qui ne comporte alors qu’une cinquantaine d’Etats quand sont créées les Nations unies (ONU) ; un monde traumatisé par les exterminations de masse ; un monde qui avait légiféré sur les bases des frontières politiques telles qu’elles étaient organisées en ce milieu de XXe siècle.
Aujourd’hui, 193 Etats reconnus structurent un découpage territorial dont les frontières ont été multipliées de façon exponentielle. Or, chaque franchissement de frontière peut conduire à activer les mécanismes définis par la convention de 1951. Cette augmentation, son extension aux populations des anciennes colonies ou protectorats, en réduisent-ils à néant l’ambition protectrice ? C’est à se le demander.
« La politique d’asile relève du droit »
Le cadre juridique ne fait pourtant pas de doute. C’est sa prise en considération de façon efficace, rationnelle et solidaire par les pays membres de l’Union européenne (UE) qui tourne au naufrage, ou au scénario du bateau ivre, sans cap ni capitaine. La Vieille Europe montre son incapacité à garder la mémoire d’événements sinistres dont elle a été le berceau et qui ont conduit à formaliser le droit des réfugiés.
Les dirigeants européens réduisent l’accueil à une démarche compassionnelle, laissée à l’appréciation, à la bonne volonté, et à la « générosité » propres à chacun des Etats membres. En occultant le fait que la politique d’asile relève du droit et d’une absolue cohérence politique.
On égrène des chiffres et des pays, pour n’insister que sur les compteurs qui tournent, mêlant les réalités de la Somalie, de l’Afghanistan, du Soudan, de la République démocratique du Congo, du Mali… en un conglomérat indissocié qui se réduit à un chiffre global, un nombre total de migrants, dépersonnalisés, sortis de leurs contextes, réduits à d’inquiétantes unités de mesure qu’il faut se répartir.
En 2017, on dénombrait environ 65 millions de personnes ayant subi un « déplacement forcé », contraintes de quitter leurs lieux de vie. Les statistiques officielles notent que l’Europe pourrait avoir accueilli 1,8 million de migrants depuis 2015. Le chiffre impressionne. Mais il est bon de se dire que, dans la furie que traversent certaines régions du monde, les deux tiers de ces déplacés forcés sont restés à l’intérieur de leur pays, et que près de 20 millions ont été accueillis ailleurs qu’en Europe, à une large majorité dans les pays voisins des zones de guerre.
Le discours politique européen, centré sur une rhétorique visant à alimenter le sentiment d’un « flux » d’invasion massive, omet une réalité : pour une UE de 510 millions d’habitants, les étrangers représentent 4 % de la population totale.
Comment croire en l’avenir d’une Europe qui, sur un sujet aussi humainement concret, aussi urgent, n’est pas capable de parler et d’agir d’une seule voix pour « prendre sa part » de façon apaisée et équitable aux « malheurs du monde » ?
Par Pierre Micheletti, vice-président d’Action contre la faim.