
Le socialiste Pedro Sanchez a donc gagné son pari, puisque jeudi dernier, il a été reconduit à la tête du gouvernement espagnol. Le premier ministre a atteint cet objectif grâce à l’appui du parti de l’indépendantiste catalan Carles Puigdemont, indispensable à sa reconduction au pouvoir, en échange d’une loi d’amnistie très controversée. Ce processus politique a donné lieu à des manifestations dans plusieurs grandes villes, Pedro Sanchez se voyant accusé par Alberto Nuñez Feijoo, chef du Parti populaire (PP, droite), d’avoir «complètement cédé au chantage des indépendantistes», alors que Carlos Miranda, ancien ambassadeur d’Espagne, va jusqu’à parler de «trahison» (LT du 15.09.2023).
Ces tensions ne doivent pas faire oublier deux choses. D’abord, que Pedro Sanchez, sans être majoritaire aux élections de juillet dernier, a réussi à freiner la montée du Parti populaire (droite) et de Vox (extrême droite), que les sondages donnaient largement gagnants. Ce coup d’arrêt est loin d’être négligeable, à une époque où, dans la plupart des pays d’Europe – comme dans beaucoup de cantons suisses! –, on assiste à un rapprochement entre certains partis bourgeois classiques et la droite nationale populiste. Face à cette évolution très dangereuse, pour les acquis sociaux et la stabilité du continent, la gauche semble parfois désemparée. Pedro Sanchez fait dès lors figure d’exception en Europe.
On peut ensuite admettre que le leader socialiste a pu compter sur l’appui de plusieurs partis régionaux, catalans et basques, mais qu’il doit surtout sa performance de juillet à son bilan au service des plus démunis. Ce que Pascal Riché fait remarquer en ces termes dans L’Obs: «Le résultat de ces élections espagnoles le prouve; un parti de gauche qui porte une bonne politique économique, une de celles qui améliorent le sort des classes populaires et moyennes, peut rester solide dans les urnes. Il n’y a aucune malédiction». Dans toute l’histoire contemporaine, c’est d’ailleurs lorsqu’elle a noué cette alliance entre classes populaires et moyennes que la gauche, à l’instar de la social-démocratie suédoise (congé parental de 480 jours, intégration des femmes à la vie publique, haut niveau de dépenses publiques pour l’éducation et la santé), de François Mitterrand (cinq semaines de congés payés, retraite à 60 ans, suppression de la peine de mort) et de Lionel Jospin (semaine de 35 heures, création de plus de 300 000 emplois jeunes, congé paternité) a obtenu ses meilleurs résultats, électoraux mais aussi concrets (même si Lionel Jospin est arrivé en 3e position derrière Jean-Marie Le Pen en 2002).
Pedro Sanchez a des réussites remarquables à son actif: relèvement du salaire minimum de moitié en cinq ans, lutte contre l’emploi précaire, politique offensive dans les domaines de l’énergie, de l’environnement et des transports, inflation ramenée à 1,6%, l’un des meilleurs résultats européens. A cet effet, il a encadré les loyers et supprimé la TVA sur le pain, le lait, les légumes et d’autres produits de première nécessité. Pedro Sanchez a aussi mené une politique offensive s’agissant des aides publiques aux entreprises. Comme le souligne encore Pascal Riché, les entreprises qui reçoivent des subventions pour atténuer le choc de l’inflation ne peuvent pas prendre prétexte de la hausse du prix de l’énergie pour procéder à des licenciements.
Peu nombreux sont les socialistes européens qui peuvent se targuer d’un tel bilan, de sorte que Pedro Sanchez fait figure d’exemple pour la gauche continentale, trop souvent empêtrée dans des logiques sociales-libérales consistant non pas à combattre le capitalisme mais à s’adapter à lui. Une gauche prisonnière aussi de ses divisions, en particulier en France, où Jean-Luc Mélenchon est le principal responsable de la débâcle de la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (Nupes), alors que c’est grâce à elle que la gauche s’en était bien tirée lors des élections législatives de 2022.
Le maintien de Pedro Sanchez au pouvoir est aussi une bonne nouvelle pour l’Europe. Il indique que la montée de l’extrême droite alliée à la droite n’est pas inéluctable, contrairement à ce qu’on a voulu faire croire après les élections qui ont eu lieu en Suède, en Finlande et en Italie, voire en Suisse. Ce qui montre qu’il est toujours possible de renverser la vapeur. C’est d’autant plus important dans le contexte international actuel, nombre de partis nationalistes européens n’hésitant pas à soutenir l’agression de Vladimir Poutine en Ukraine. Tout cela prend une dimension continentale éminemment symbolique, puisque l’Espagne préside actuellement le Conseil européen. Autrement dit, progrès social et construction européenne peuvent marcher de pair. L’Espagne a d’ailleurs fixé des priorités intéressantes pour sa présidence du Conseil de l’Union européenne: réindustrialiser le continent, faire progresser la transition écologique, promouvoir un partenariat plus fort avec l’Amérique latine.
Jean-Claude Rennwald, politologue et militant syndical, ex conseiller national socialiste.