L’argent de la BCE doit être réorienté vers la création de valeur ajoutée et d’emplois

Ni arrêt ni maintien, mais ralentissement du quantitative easing. Cette décision annoncée par la Banque centrale européenne (BCE) le 26 octobre traduit, sans le résoudre, un dilemme mortifère qui paralyse la construction européenne actuelle : soit continuer à créer des liquidités pour racheter les dettes, en poussant les feux des marchés financiers jusqu’à l’éclatement possible d’un krach encore plus grave qu’en 2008 ; soit arrêter de fournir en liquidités les marchés, mais alors renchérir le coût du crédit aux entreprises, aux Etats et aux particuliers, pousser à la hausse le cours de l’euro et précipiter ainsi la récession.

En attendant, les peuples trinquent pendant que l’euphorie règne sur des places boursières dopées qui volent de record en record. Comment en sortir ? Cet argent doit être réorienté vers les usages efficaces : la création de valeur ajoutée, d’emplois et le développement des services publics. Le bon sens montre que c’est ce qu’il faudrait faire. Mais cela heurte frontalement les marchés financiers, les pouvoirs dominants et les conformismes.

Quels leviers pour y parvenir ? Rappelons que la BCE injecte des milliards d’euros de liquidités chaque mois. L’Eurosystème a racheté 2 178 milliards d’euros de titres et fournit 769 milliards d’euros de refinancement aux banques (bilan fin octobre). Chacun sait que cet argent n’est pas – ou très peu – allé dans l’« économie réelle », ni pour la transition écologique ni pour l’emploi et sa sécurisation. Le chômage est plus élevé en zone euro que dans les autres grandes économies, et la croissance postrécession, plus faible. Les divergences internes sont aggravées et les relations de domination se durcissent en faveur du grand capital allemand. Tout cela est un terreau béni pour ceux qui attisent les ressentiments nationalistes sur fond de crise sociale.

Cette Union est tournée vers le soutien aux marchés de capitaux. C’est avec cette orientation qu’il faut rompre. Il faut soutenir au contraire les investissements matériels et de recherche porteurs d’emploi, de création de valeur ajoutée dans les territoires, de qualifications et de coopérations industrielles internationales. Il faut soutenir ces biens communs de l’humanité que sont l’écologie, la connaissance, la protection sociale, la santé, la sécurité, la monnaie… Autant de domaines pour l’expansion de nouveaux services publics.

Quel chemin emprunter ? Nous formulons deux propositions. Premièrement, la BCE doit favoriser le financement des investissements matériels et de recherche répondant à des critères précis en matière économique, sociale et écologique ; elle doit en revanche dissuader et refuser de refinancer les projets spéculatifs, destructeurs d’emplois ou porteurs de délocalisations. Ce serait mettre en œuvre une tout autre sélectivité que celle, fort mal ciblée, qu’elle pratique depuis mars 2016. N’applique-t-elle pas en effet un taux privilégié (jusqu’à – 0,4 %) au refinancement des banques qui font crédit aux entreprises… sans rien exiger quant à l’usage de ces crédits !

Un avis adopté par le Conseil économique, social et environnemental (CESE) le 15 mars détaille ce type de proposition (« Les PME-TPE et le financement de leur développement pour l’emploi et l’efficacité »). Il s’inspire d’outils déjà mis en œuvre par la Banque de France (cotation des entreprises) qui « demanderaient à être enrichis pour tenir compte de la formation et des dépenses immatérielles (R&D…) » et propose « d’inciter la BCE à cibler ses refinancements aux banques de la zone euro en faveur des PME selon des critères d’emploi et de valeur ajoutée ».

Deuxièmement, l’achat « en aveugle » de titres sur le marché des capitaux doit être remplacé par le financement d’un fonds de développement économique, social et écologique européen. Cette nouvelle institution, avec une gouvernance démocratique, aurait pour mission de financer le développement des services publics dans tous les pays de l’Union avec les euros créés par la BCE, à partir de leurs besoins nationaux. Cela ne nécessiterait pas de modification des traités existants dès lors que ce fonds aurait le statut d’établissement de crédit. Rappelons qu’en 2009 la BCE s’était dite prête à financer la Banque européenne d’investissement.

La voie que le président de la République préconise pour relancer la construction européenne, loin de répondre à ces défis, est porteuse de graves dangers. « Sanctuariser » l’indépendance de la BCE et la prééminence des marchés financiers ? S’engager dans une fuite en avant fédéraliste par la création d’un budget et d’un ministre des finances de la zone euro ? Tout cela pour obtenir des concessions de Berlin et la bienveillance de Wall Street ? Joindre le geste à la parole en surenchérissant dans l’austérité budgétaire et en orchestrant la capitulation industrielle, comme dans l’affaire Alstom ? Tout cela va encourager ce qu’il y a de plus autoritaire dans la construction européenne, telle que la conçoivent les forces les plus conservatrices, en Allemagne et ailleurs : par exemple, la création d’un fonds monétaire européen qui imposerait sa volonté aux gouvernements nationaux en matière budgétaire. Cela mène tout droit à une dislocation de l’Union contre la volonté majoritaire de ses citoyens.

Il n’est pas trop tard pour conjurer cette catastrophe. Les mobilisations contre l’austérité budgétaire, pour l’emploi, pour l’environnement, pour les services publics, pour une autre utilisation de l’argent des banques, qui se manifestent d’Athènes à Paris, de Lisbonne à Berlin, doivent être appuyées par l’exigence que l’argent de la BCE soit utilisé autrement. C’est possible et nécessaire.

Frédéric Boccara est économiste (CEPN-université Paris-XIII) et membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE).
Yves Dimicoli est économiste, ancien membre du Conseil d’analyse économique.
Denis Durand est ancien directeur adjoint à la Banque de France et codirecteur de la revue Economie et politique.

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