L’art très politique des pays arabes

Ce sont des événements qui semblent disparates, si ce n’est le fil politique qui les relie. L’Institut du monde arabe (IMA) présente jusqu’au 2 juillet la première exposition à Paris de la Fondation Barjeel, créée par le sultan Sooud Al-Qassemi : politologue et chroniqueur, celui-ci réunit depuis 2010 une anthologie de la création dans les pays musulmans – artistes des diasporas compris – comptant un millier d’œuvres. Le même IMA a accueilli le 27 mars une présentation de l’ouvrage d’un autre politologue, Alexandre Kazerouni : Le Miroir des cheikhs. Musée et politique dans les principautés du golfe Persique (PUF, 272 p., 29 euros), propose une analyse de l’apparition de grands musées fondés sur le modèle occidental au Qatar et à Abou Dhabi.

Autre élément de ce patchwork : le Musée national du Qatar, dessiné par Jean Nouvel, doit ouvrir à Doha en 2018, dix ans après l’inauguration du Musée des arts islamiques édifié par Ieoh Ming Pei à quelques centaines mètres de là. En novembre, le même Jean Nouvel verra enfin achevé son Louvre Abou Dhabi, en attendant que le Guggenheim Abou Dhabi, conçu par Frank Gehry, s’élève peut-être un jour à proximité.

Enfin, comme à chaque édition depuis le début de la décennie, parmi les pavillons les plus vivants de la Biennale de Venise 2017 se trouvent ceux d’Irak, d’Egypte et du Liban. Les œuvres qu’ils présentent font toutes, de façon différente mais très explicite, référence aux guerres actuelles et à l’islamisme.

Changement radical

Quels points communs entre ces faits ? D’abord une évidence : la part croissante que le monde musulman a prise, depuis le début du XXIe siècle, dans l’actualité culturelle, celle des musées et celle des créateurs. Il suffit de comparer à la situation des années 1980 ou 1990 pour vérifier que cette partie du monde n’existait alors pour ainsi dire pas sur la scène artistique internationale. Or, depuis 2003, la Biennale de Chardja (Emirats arabes unis) a pris sa place dans la liste des manifestations qui comptent, non moins que la Foire d’art contemporain de Beyrouth, apparue en 2010. Ces événements bénéficient à la fois de l’intérêt du monde de l’art occidental et de celui de collectionneurs de cette aire géographique.

Le deuxième point commun est que ce phénomène, que l’on retrouve dans les salles du musée d’art contemporain de Doha – le Mathaf –, à Venise ou à Paris, est indissociablement artistique et politique. De façon plus manifeste qu’ailleurs, y compris en Afrique subsaharienne, les arts visuels sont politiques dans cette partie de la planète.

Ils le sont pour des raisons anciennes, rappelle le spécialiste du monde musulman Gilles Kepel, qui évoque l’orientalisme du XIXe siècle et sa réapparition spectaculaire à partir des années 1970 – soit la première représentation artistique des sociétés du Maghreb et du Moyen-Orient. « Edward Saïd [universitaire palestino-américain, 1935-2003] a certes critiqué ce qu’avaient de stéréotypé et de colonialiste les images orientalistes, mais il n’en reste pas moins qu’elles ont été très achetées par les collectionneurs du Golfe, parce qu’elles contribuaient à donner un sentiment d’existence. Puis, deuxième étape, après avoir été des motifs pour peintres européens, les musulmans sont devenus à leur tour des peintres, en Tunisie, en Egypte, en Turquie. »

Changement radical de situation, donc, conforté par la diffusion des normes de la modernité à partir de l’entre-deux-guerres. « Affirmer qu’il existe une culture locale », mais aussi rivaliser avec les civilisations jusque-là dominantes et prouver que les pétromonarchies sont « culturellement respectables » en créant collections et musées sur le modèle des Etats-Unis : autant de raisons, détaille Gilles Kepel, qui expliquent que les arts visuels sont devenus un enjeu politique dans le monde musulman – et ceci en dépit de l’interdit de la représentation humaine qu’impose en principe le sunnisme.

Les lieux d’une exclusion et d’une affirmation

Alexandre Kazerouni le confirme en étudiant l’histoire des musées dans le Golfe du double point de vue des politiques extérieure et intérieure des émirats. Extérieure : en reprenant à leur compte le modèle du musée universel, façon Metropolitan Museum of Art de New York et Louvre, en confiant leur construction et la constitution des collections à des spécialistes occidentaux, en exposant Richard Serra ou Damien Hirst à Doha, ces principautés tentent de se dégager des deux puissances régionales, l’Arabie saoudite et l’Iran. Leurs musées sont des « dispositifs à fort rayonnement international », dont la visibilité protégerait ces « entités politiques souveraines et indépendantes ». Exalter une conception toute occidentale d’une culture universelle, dont le musée serait l’aboutissement sacré, permet à ces Etats de taille réduite, mais dont la puissance financière est proportionnelle à leurs ressources naturelles, d’exister aux yeux de la communauté internationale et à ceux des mondes arabe et musulman.

Par ailleurs, observe Alexandre Kazerouni, ces musées « ne reflètent pas la réalité des territoires en question, ni les opinions de leurs habitants ». Ce qui est à ses yeux logique, car ces établissements sont aussi, en termes de politique intérieure, les lieux d’une exclusion et d’une affirmation. L’exclusion frappe les « classes moyennes fonctionnarisées », dont les membres sont tenus à l’écart des décisions et de la gestion, confiées à des expatriés occidentaux sous l’autorité directe des membres des familles régnantes. L’affirmation est naturellement celle de ces familles elles-mêmes, uniques interlocutrices des Occidentaux et uniques détentrices du pouvoir. Ainsi considérée, la culture importe bien moins pour elle-même et ses œuvres que comme instrument de pouvoir politique et de visibilité.

Mais il est une autre raison, de plus en plus flagrante, du lien entre arts visuels et politique au sens large : les révolutions et les guerres qui, depuis une décennie, ont fait de cette partie du monde un champ de bataille où flotte le drapeau noir de l’organisation Etat islamique (EI). La Fondation Barjeel ne laisse aucun doute sur ce point. Quand on l’interroge sur le choix des œuvres qu’il a acquises, le sultan Sooud Al-Qassemi répond que, en effet, « beaucoup de ces artistes viennent de pays en cours de destruction, Syrie et Irak ». Il cite le Syrien Tammam Azzam et ses photographies, qui intègrent le Tres de mayo, de Goya, dans des images de villes syriennes en ruines. Ou encore la peintre Sulafa Hijazi, elle aussi syrienne et vivant à Berlin, qui « dépeint l’islamisation croissante de la société depuis l’éclatement des premiers soulèvements ».

Deux mondes d’images

Dans bien d’autres exemples tirés de sa collection, la corrélation entre origine nationale et art engagé s’impose immédiatement. Gilles Kepel la reprend sans hésiter. Pour « réagir à l’effondrement des sociétés », constate-t-il, il s’est développé un « réalisme » de plus en plus cru. Pour ce spécialiste de l’islam, il s’agit là d’un affrontement entre deux mondes d’images, qui a éclaté avec les premières vidéos diffusées sur Internet par l’EI.

On en connaît les sujets : exécutions de prisonniers mises en scène et en musique, destructions symboliques de monuments, célébrations des martyrs. « Très sophistiquées techniquement, ces vidéos ont saturé le champ de la représentation. On a assisté en peu de temps à l’inflation de cette figuration terrorisante qui n’a rien à voir avec les codes visuels locaux, des images au premier degré, sans commune mesure avec ce qui se produisait auparavant. Les vidéastes qui les ont réalisées ont du reste été formés en Occident. » Il existait auparavant, dans le monde chiite, une tradition de la représentation des martyrs – mais rien de comparable avec la propagande par l’épouvante imposée par l’EI.

« L’art ne peut pas faire comme si [cette propagande] n’existait pas, poursuit Gilles Kepel. Aussi est-il pris très au sérieux par les deux camps. » Il rappelle un événement passé assez inaperçu quand il eut lieu : en juin 2012, un groupe de salafistes a pénétré dans la galerie Printemps des arts, à La Marsa, près de Tunis, pour exiger que disparaissent des peintures et des photographies qu’ils jugeaient contraires à leur religion. Bien qu’elles aient été décrochées, plusieurs d’entre elles ont été détruites par les manifestants.

Philippe Dagen, journaliste au Monde.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *