L’assassinat de Boris Nemtsov : un oukase du Kremlin

Nous sommes nés dans le même pays, l’URSS, avec un an de distance. Nos enfances ont été bercées par les mêmes lectures et musiques choisies à notre place par le communisme qui se voulait l’avenir radieux de l’humanité. Nos études supérieures nous ont ouvert une promotion sociale : Boris Nemtsov, ingénieur physicien ; moi, diplomate. Carrières sans issue sous un régime en sursis.

Il fallut attendre la perestroïka, la chute du mur de Berlin et la dissolution de l’Union soviétique – événements qui symbolisaient la fin du XXe siècle – pour que nous puissions naître véritablement. Les yeux ouverts sur le monde.

Conscients des valeurs qui guidaient nos vies. Attachés à la liberté comme principe non négociable pour nous deux. Convaincus que l’avenir de la Russie postsoviétique passait par la connexion avec le XXIe siècle global, interdépendant, plat.

Intolérance et hystérie nationaliste

Autrement dit, une vision aux antipodes de l’actuel président russe, Vladimir Poutine. Tout nous oppose : si, pour le chef d’Etat russe, la fin de l’URSS fut « un désastre », pour Boris Nemtsov et moi, ce fut une délivrance qui ouvrait un nouvel horizon.

De même, les années 1990 en Russie, perçues par M. Poutine comme celles de la honte et de l’humiliation nationale, constituaient, en revanche, pour nous, une transition, certes douloureuse, mais indispensable, après des décennies de glacis vers l’économie de marché et de démocratie.

Le communisme soviétique ? Une étape comme une autre dans l’histoire russe, selon notre alter ego ; un crime contre l’humanité qui attend son Nuremberg, pour nous. L’Occident ? Ennemi qui veut anéantir la Russie, d’après le maître du Kremlin. Un partenaire naturel et un repère civilisationnel d’avenir, pour Boris Nemtsov et moi. Le comportement russe en Ukraine : « Le bras tendu aux frères et sœurs du même monde russe » ou une violation flagrante de la loi internationale ? Notre choix était fait, clairement.

Cette confrontation des idées antagoniques aurait pu faire l’objet d’un débat contradictoire et transparent, sur la place publique, pour permettre aux Russes de se forger, en définitive, leur propre jugement.

Mais un tel débat est devenu impossible dans la Russie d’aujourd’hui. Où le pouvoir enlève à son peuple le droit à la démocratie, comme si les Russes étaient « génétiquement inaptes » à la réflexion autonome. Où ceux qui mettent en doute le dogme officiel sont relégués au rang des apostats frappés d’anathème. Où la présumée compagne du numéro un russe, l’ancienne gymnaste Alina Kabaeva, traite, sur son blog en juin 2013, Boris Nemtsov – et avec lui toute l’opposition russe – de « matière fécale politique ». Où les paroles et les actes qui viennent du plus haut niveau ne cessent d’alourdir un climat d’intolérance et d’hystérie nationaliste.

Acte de barbarie

Dans ce contexte, qu’est-ce qui distingue, fondamentalement, la punition des blasphémateurs au sein de l’islam fondamentaliste de la vendetta lancée contre les « traîtres » dans une Russie en état de psychose collective, comme si elle était sous l’effet de psychotropes ?

Vu sous cet angle, l’assassinat de Boris Nemtsov, le 27 février, par balles dans le dos, dans un lieu on ne peut plus symbolique, à deux pas de la place Rouge, est la fatwa du Kremlin, responsable de l’atmosphère délétère qui imprègne la Russie actuelle, même si son implication directe n’est pas, pour l’instant – et ne sera, probablement, jamais – prouvée. Donc, c’est un acte de barbarie. Comme les décapitations médiatisées de Daech. Deux faces de la barbarie moderne, à l’assaut de l’Occident.

Bien sûr, étant un professeur de géopolitique d’une grande école française et enseignant, à ce titre, aux quatre coins de la planète, je n’ai absolument pas la notoriété mondiale de Boris Nemtsov, un véritable héros de l’opposition russe qui a payé ses convictions au prix de sa vie. Mais, aujourd’hui, je me sens Nemtsov, car c’est aussi moi qui ai été assassiné à Moscou. Comme je l’ai été à la rédaction de Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher, à Paris.

Moi, ancien Soviétique, je suis devenu Charlie, juif, français, danois, profondément occidental et citoyen du monde. Je suis Nemtsov !

Alexandre Melnik, professeur de géopolitique à l’ICN Business School Nancy et ancien diplomate russe.

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