L'autocensure a-t-elle gagné le «New York Times» et la gauche américaine?

Peut-on encore penser librement dans le plus prestigieux journal américain ? Bari Weiss, 36 ans, journaliste à la rubrique «Opinion» du New York Times, vient d’en claquer la porte en dénonçant le «harcèlement» dont elle aurait été victime. En cause ? Ses idées jugées dérangeantes par une partie de la rédaction du média ouvertement progressiste et anti-Trump. Elle déplore avoir été ostracisée pour avoir tenté d’élargir le spectre idéologique du journal à des points de vue conservateurs, mission pour laquelle elle avait précisément été embauchée trois ans auparavant. Weiss, qui a longtemps travaillé au Wall Street Journal, avait été recrutée dans le quotidien new-yorkais juste après l’élection de Donald Trump, alors que sa direction entamait une profonde autocritique pour ne pas avoir su anticiper la victoire du milliardaire. Le départ de Weiss viendrait épaissir le procès en intolérance d’une frange de la gauche américaine qui n’admettrait plus d’être exposée à des opinions autres que les siennes.

Une version combative du «cool»

Dans une lettre publiée sur son site, la journaliste de renom, primée par le National Jewish Book Award 2019 pour son essai How to Fight Anti-Semitism (Crown, 2019), affirme avoir été traitée de «raciste» et de «nazie» par certains de ses collègues sans que la direction du quotidien intervienne. Elle décrit une équipe éditoriale minée par un conflit de générations entre la vieille garde «centrist» et de jeunes rédacteurs et éditeurs plus portés sur les combats féministes et les inégalités raciales. Ces derniers représenteraient l’émergence d’une culture «woke» à l’intérieur du journal. Le terme, venu de l’argot afro-américain, désigne un état d’éveil («to wake») ou une certaine détermination à combattre les oppressions visant les minorités. Pour ses défenseurs, être «éveillé» correspond à une nouvelle forme de militantisme hyperconscient des inégalités diverses, sexistes, ethniques, sociales, voire environnementales. Ce qui signifie ne plus rien laisser passer. Pour ses détracteurs, il constitue une menace directe sur la démocratie pour sa tendance à noyauter le débat public au profit d’un conformisme «bien-pensant».

Avant d’atterrir dans l’open space du New York Times, le concept est apparu pour la première fois dans le titre «Master Teacher» de la chanteuse Erykah Badu, sorti en 2008, avant d’être popularisé lors des manifestations Black Lives Matter en 2013, contre les violences policières faites aux Noirs américains. Le «woke», c’est la version combative de l’anticonformisme «cool», posture politique adoptée par les Afro-Américains au XXe siècle pour désamorcer le racisme institutionnel et décrite par Joel Dinerstein, professeur à l’université de Tulane, dans The Origins of Cool in Postwar America (The University of Chicago Press, 2017). Plus revendicatif, plus offensif que son aînée la coolitude, la culture «woke» s’est affermie au sein de la gauche américaine à mesure que le mandat trumpien s’est enlisé dans la surenchère raciste. Une frange de l’opinion que Weiss, très critique à son égard, a fini par s’aliéner.

La culture «woke» a tant été popularisée qu’elle en serait presque dévoyée. A l’image du cool, le concept aurait été récupéré par des stratégies commerciales, de communication politique ou à des fins de promotion de soi. «Le terme a commencé à perdre sa connotation raciale, devenant fourre-tout pour toute sorte de comportement progressiste, déplore l’écrivain américain Damon Young dans une tribune au New York Times en novembre 2019. Vous êtes ''woke'' si vous recyclez, ou si vous avez tout simplement retweeté une infographie sur les vertus du recyclage.» Même les Golden Globes 2018, dominés par l’affaire Weinstein, ont été «woke», toujours selon le New York Times.

Un climat d’intimidation idéologique ?

Malgré tout, et en dépit d’un ennemi commun en la personne du 45e président des Etats-Unis, le camp démocrate continue de se déchirer sur ce nouveau mode d’expression. Dans une chronique intitulée «The Problem With Wokeness», publiée en juin 2018, le chroniqueur conservateur au New York Times David Brooks soulignait ainsi la rigidité intellectuelle du concept : poussée à son extrême, écrit-il, la «wokeness» «rend plus difficile de pratiquer la dextérité nécessaire à toute vie en société, c’est-à-dire la faculté à appréhender deux vérités dans le même temps». Barack Obama lui-même estimait, en octobre 2019, contre-productif l’esprit moralisateur, selon lui, de l’activisme «woke», notamment sur les réseaux sociaux. A être trop sensible aux opinions divergentes, à militer radicalement contre la parole contradictoire au point de vouloir la réduire au silence, ce qu’on appelle la «cancel culture», le «woke» véhiculerait-il une forme de supériorité morale, sinon un climat d’intimidation idéologique ? C’est en tout cas une forme de défense vis-à-vis de la persistance des discours racistes, sexistes et homophobes dans les institutions et le champ médiatique, même classés à gauche.

«L’autocensure est devenue la norme, écrit Bari Weiss. Des éditoriaux qui auraient facilement été publiés il y a seulement deux ans pourraient désormais poser de sérieux problèmes pour un éditeur ou un rédacteur […]. Si un sujet est susceptible d’entraîner un backlash interne ou sur les réseaux sociaux, l’éditeur ou le rédacteur évite de le lancer […]. Et si, de temps en temps, il réussit à faire publier un article qui ne promeut pas explicitement les causes progressistes, cela ne se produit qu’après que chaque ligne soit soigneusement négociée.» Weiss en veut pour preuve l’éviction un mois plus tôt du responsable des pages «Opinion», James Bennet, pour avoir publié la tribune d’un élu républicain, Tom Cotton, appelant à envoyer l’armée contre les émeutiers après la mort de George Floyd. Bennet reconnaîtra ne pas avoir lu l’article du député de l’Arkansas avant d’autoriser sa publication.

Pendant ce temps-là, la droite américaine boit du petit-lait. Des personnalités du camp républicain telles que Ted Cruz et Donald Trump Jr. ont pris un malin plaisir à célébrer les propos de la lettre de Weiss. «C’est une lecture incontournable pour tout le monde. Si vous voulez avoir un aperçu des médias éclairés d’aujourd’hui, et dans ce cas du New York Times, vous n’avez pas besoin de chercher plus loin», a tweeté le fils de Donald Trump. Une récupération politique dont Weiss se serait bien passée.

Par Simon Blin.

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