L’axe anglo-américain de l’opacité financière constitue une menace majeure pour l’Europe

Ce qui faisait l’effet d’une bombe il y a encore quelques années fait désormais partie de la routine. Lorsque les « Luanda Leaks » ont fait la « une » des journaux il y a un mois, les lecteurs du monde entier n’ont guère été surpris par l’ampleur du scandale. Une fois de plus, des fuites de documents confidentiels soulignaient le rôle d’une armée d’avocats, fiscalistes et comptables, dans la création de sociétés offshore aux structures aussi complexes qu’opaques.

Cette fois-ci, le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) révélait comment Isabel dos Santos, la femme la plus riche d’Afrique, et fille aînée de l’ex-président angolais José Eduardo dos Santos, s’était accaparée de milliards de dollars d’argent public de son pays grâce à un montage financier comprenant plus de quatre cents sociétés et filiales dans quarante et un pays.

Baguette magique

« Panama Papers », « Luxleaks », « Paradise Papers », « Mauritius Leaks », « Luanda Leaks »… : la cascade de révélations, fruits du travail courageux de journalistes et de lanceurs d’alerte, a eu le grand mérite, dans le monde entier, de pousser les populations à exiger de leurs gouvernements qu’ils s’attaquent enfin à l’industrie du secret financier et aux réseaux de corruption transfrontaliers. Avec des premiers résultats, comme le montre la dernière édition de l’indice d’opacité financière (FSI 2020), publié tous les deux ans par l’ONG britannique Tax Justice Network, que je dirige.

En moyenne, les pays ont réduit leur participation au secret financier de 7 % depuis l’édition de 2018. C’est comme si, d’un coup de baguette magique, on avait éliminé la contribution négative de la Suisse (championne de l’opacité en 2018) et celle des Emirats arabes unis (alors classés en 9e position).

Il faut applaudir les progrès enregistrés par de nombreux pays, et notamment l’Allemagne, dont la participation à l’opacité financière mondiale s’est effondrée de 35 %. En surmontant les résistances au sein du monde des affaires et sa traditionnelle culture du secret, elle a été encore plus loin que ne l’exigeait l’Union européenne (UE), en identifiant, par exemple, les véritables propriétaires des entreprises, dont les noms sont souvent cachés.

La Suisse a aussi effectué des avancées, même si elles sont bien plus timides. Tout en restant un des principaux acteurs mondiaux de l’opacité, elle a fait un pas dans la bonne direction en augmentant de manière significative le nombre de pays avec lesquels elle échange automatiquement des informations sur les comptes financiers. Quant à la France, en améliorant notamment l’enregistrement des propriétaires des entreprises, trusts et fondations, elle se réaffirme comme un des leaders mondiaux de la transparence financière.

La Suisse dépassée

Cette tendance est une excellente nouvelle. Moins d’opacité financière, c’est moins de marge pour le blanchiment d’argent, la corruption et l’évasion fiscale. Concrètement, cela signifie que les cartels de la drogue et les groupes terroristes auront moins de facilité à cacher leurs capitaux. Cela rend également plus difficile pour les multinationales de dissimuler leurs bénéfices et à des particuliers leurs richesses afin d’échapper à leurs obligations fiscales, un manque à gagner de 200 milliards de dollars (184,53 milliards d’euros) pour les seuls pays en développement.

Quand les multinationales et les plus riches ne payent pas leurs impôts, les gouvernements sont incapables de financer des services publics de qualité et plus inclusifs, ni de lutter contre les inégalités ou les impacts dévastateurs du changement climatique. Cette dynamique exacerbe également l’inégalité entre les sexes, car les femmes sont surreprésentées parmi les pauvres et dans le groupe démographique des emplois informels ou mal rémunérés. En outre, elles ont tendance à assumer une part plus importante du travail de soins non rémunéré lorsque les services sociaux sont réduits, réductions budgétaires obligent.

Pourtant, deux puissances financières, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, veulent contrecarrer l’avancée de la transparence. Les premiers ont même réussi à dépasser la Suisse dans le classement FSI 2020, et restent le seul grand pays à refuser de coopérer dans l’échange d’informations sur les comptes financiers – qu’ils exigent pourtant de tous les autres, sous la menace. Une succession de mesures négatives éloigne de plus en plus le Royaume-Uni de l’objectif de l’ex-premier ministre David Cameron d’en faire un porte-parole mondial de la transparence.

En outre, si l’on prenait en compte dans les calculs tout le réseau britannique, incluant les paradis fiscaux situés dans les territoires d’outre-mer et les dépendances de la Couronne, Londres prendrait la tête du classement mondial de l’opacité. Et si cette première place a été emportée par les îles Caïmans en 2019, c’est grâce au soutien formel de l’Etat britannique et l’appui politique implicite des Etats-Unis.

Une arme précieuse

Cet axe anglo-américain de l’opacité constitue désormais une menace majeure pour l’Europe, non seulement en augmentant les risques de corruption et d’abus fiscaux, mais aussi en exerçant une pression à la baisse sur les normes et la réglementation au sein même de l’Union européenne.

Pourtant, cette dernière est loin d’être impuissante. Le Brexit est aussi une occasion unique, puisque le Royaume-Uni n’est plus en mesure de s’opposer aux réformes à Bruxelles, ni de protéger ses territoires contre ces mesures. En outre, la nécessité, pour Londres, d’accéder aux marchés de l’UE donne à ses pays membres une arme précieuse pour limiter la course au moins-disant sur la question de la transparence.

C’est pourquoi Bruxelles doit aujourd’hui persévérer dans ses politiques contre la propriété anonyme, en veillant à ce que tous les Etats membres fournissent des registres publics et libres d’accès des bénéficiaires effectifs des sociétés, des trusts et des fondations. L’UE devrait aussi exiger des multinationales qu’elles publient leurs données pays par pays, une mesure essentielle pour limiter l’évasion fiscale.

L’Europe est enfin le seul acteur politique capable d’insister pour que les Etats-Unis adhèrent aux normes mondiales de transparence, à commencer par l’échange automatique d’informations sur les comptes financiers. L’imposition de sanctions aux institutions financières américaines, ainsi qu’aux acteurs économiques d’autres juridictions secrètes, garantirait un respect général et mondial de ces normes. Ce serait un tournant décisif dans la lutte contre les abus fiscaux et la corruption.

Alex Cobham, Directeur général de l’ONG Tax Justice Network.

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