L’Azerbaïdjan rappelle les dernières années du régime du chah iranien

Dans mon pays, le journalisme est un crime. Les chiffres le montrent : sur les 158 prisonniers politiques actuellement détenus en Azerbaïdjan, 10 sont des journalistes. La semaine dernière, la dernière agence de presse indépendante, Turan, a cessé son activité. Braver cet interdit se paie le prix fort. On m’a fait chanter à coups de vidéos filmées à mon insu par les services secrets dans l’intimité de mon foyer. J’ai été jetée en prison pour une longue liste d’accusations inventées de toutes pièces. Et je ne suis pas la seule.

Le régime azéri a de bonnes raisons de mener une telle répression. L’absence de médias indépendants et de société civile garantit l’impunité totale aux corrompus et laisse toute liberté aux élites pour construire leurs hôtels et développer leurs activités minières. Hors de question qu’elles aient à répondre des origines de leur fortune, ou de l’usage de ces fonds publics soustraits à l’intérêt commun.

Alors que la corruption a paralysé l’éducation et le système de santé, la famille au pouvoir et ses affidés s’enrichissent aux dépens des Azerbaïdjanais. Aucune des affaires de corruption que nous avons révélées, mes confrères et moi, ne fait l’objet d’une enquête ouverte par la justice de notre pays. Pire, les journalistes sont punis – certains de mort, comme Elmar Huseynov, d’autres de prison, comme Seymur Hazi ou moi-même. Les enlèvements et les passages à tabac de journalistes sont devenus banals en Azerbaïdjan.

Pas la moindre perspective de changement

Pourtant, ceux qui persécutent les journalistes et les privent de leurs libertés fondamentales parce qu’ils disent la vérité sont les bienvenus dans les démocraties, où ils se rendent librement, investissent, ouvrent des comptes en banque et transfèrent des fonds volés dans les caisses de l’Etat.

Quel intérêt, alors, y a-t-il à dire la vérité ? La question m’a été posée à maintes reprises depuis le jour où j’ai été condamnée à sept ans et demi d’emprisonnement. « Vous pouvez écrire tout ce que vous voulez, vous ne changerez rien », m’a dit le gardien de prison. « Tout ce que vous faites est juste, mais cela ne sert à rien », ne cessaient de me dire mes compagnons de cellule quand je cherchais comment faire sortir mes articles de prison ou quand je partageais des nouvelles d’autres défenseurs des droits de l’homme et de journalistes emprisonnés pour avoir dit la vérité. C’est un fait : la prison n’est pas un vivier d’optimistes.

Si nos motivations suscitent tant d’interrogations, c’est parce que les Azerbaïdjanais n’entrevoient pas la moindre perspective de changement ni de soutien de la part des organisations internationales. Le pouvoir restera entre les mains de la même famille, les Azerbaïdjanais n’en doutent pas. Avec un président qui tient son pouvoir de son père et qui a nommé à la vice-présidence son épouse, Mehriban Alieva, chargée aussi d’assurer la présidence par intérim, la majorité des Azerbaïdjanais ne voient guère de changement possible, pas même avec l’élection prévue en 2018.

Ceux qui se sont sali les mains avec le régime

C’est que jamais un scrutin électoral en Azerbaïdjan n’a respecté les normes internationales, et les observateurs de l’OSCE [Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe] ont fait état de graves irrégularités dans le décompte des voix lors des scrutins passés. Pourtant, la télévision azerbaïdjanaise, inféodée au régime, nous montre des personnalités politiques étrangères et des parlementaires occidentaux faisant l’éloge de la démocratie en Azerbaïdjan.

L’hypocrisie des Occidentaux et le désespoir du peuple dans l’Azerbaïdjan rappellent les dernières années du régime du chah iranien. Aujourd’hui encore, alors que la principale matière première que produit l’Azerbaïdjan, le pétrole, voit son cours s’effondrer, Bakou continue de dépenser des sommes folles pour corrompre des politiciens européens et des institutions européennes. Le régime cherche à faire taire les critiques en matière de droits de l’homme afin de s’assurer les milliards d’investissements internationaux nécessaires à des projets pharaoniques qui doivent l’aider à se maintenir.

Les Azerbaïdjanais ne sont pas naïfs. Ils savent qu’il faut de l’argent pour s’attirer les faveurs de politiciens occidentaux. Ils savent aussi que le régime au pouvoir fait tout pour empêcher la vérité d’éclater. Le journaliste dissident Shahvalad Chobanoglu est convaincu que le gouvernement ne peut pas faire taire tout le monde, pour la simple raison qu’il y a dans chaque foyer un accélérateur de vérité : un réfrigérateur vide.

Or les Azerbaïdjanais savent que c’est en vidant leur frigo que les oligarques que nous dénonçons ont bâti leur fortune. Un jour, la colère née de cette misère explosera. Espérons que ce jour-là, le peuple n’estimera pas que les démocraties occidentales se sont trop sali les mains avec le régime d’Ilham Aliev.

Khadija Ismaïlova a participé à l’enquête que publie Le Monde sur les réseaux d’influence de l’Azerbaïdjan en Europe. Membre de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), elle est unanimement saluée pour son courage et le sérieux de ses enquêtes sur la corruption du clan du président Ilham Aliev. Lauréate 2016 du prix mondial de la liberté de la presse Guillermo Cano décerné par l’Unesco, la journaliste a passé près de deux ans en prison, accusée de « crimes économiques ».
Traduite de l’anglais par Julie Marcot.

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