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Le 20 février 1960, la fin de la table ronde – le pari congolais des Belges, pari perdu (3/10)

Ce samedi 20 février 1960, au Palais des Congrès, à Bruxelles, c’est l’ambiance des grands jours, avec sourires et soulagement : la Table ronde se termine sur un accord complet entre les délégués belges et congolais. À la fin d’un mois de travaux, les Congolais ont gagné sur quasi toute la ligne : l’indépendance aura lieu le 30 juin, et ce sera une indépendance totale. Mais restent beaucoup d’incertitudes et d’inquiétudes, et les structures du futur Congo constituent d’elles-mêmes des risques majeurs d’instabilité.

Il reste quatre mois et quelques jours pour organiser les élections, mettre en place le Parlement et le gouvernement, et désigner un chef de l’État. Le gouvernement belge appellera cette course contre la montre le " pari congolais ". Les délégués congolais ont la certitude d’avoir conquis leur indépendance, même si la Belgique a cédé pouce par pouce.

Les délégués belges et congolais à la Table ronde de Bruxelles © Tous droits réservés
Les délégués belges et congolais à la Table ronde de Bruxelles © Tous droits réservés

La séance de clôture de la Table ronde, dans la salle Europe de l’Albertine, se déroule dans un climat quasi euphorique. Les délégués congolais, après un mois de lourde méfiance, se réjouissent du résultat. Grâce à leur stratégie de " front commun ", ils rentreront au Congo avec des résultats substantiels. Du côté du gouvernement belge, c’est d’abord le soulagement : la Table ronde a abouti. Il fallait, en réalité, éviter coûte que coûte une crise coloniale. Il fallait donc réussir la Table ronde à tout prix, et négocier, quitte à céder. Les milieux politiques veulent se désengager. L’opinion publique refuse la perspective de la force et d’une guerre coloniale, comme en Algérie, sous le slogan " Pas un centime, pas un soldat pour le Congo ! ". Les journaux et les milieux économiques se contentent de critiques et de mises en garde. Bref, côté belge, on croise les doigts, avec l’espoir que tout se passera bien par la suite…

Patrice Lumumba : " La Table ronde a été dirigée par les Congolais "

Patrice Lumumba, au nom de son parti, le Mouvement national congolais, remercie les Belges et décrit bien la dynamique de la négociation : " Nous avons réclamé l’indépendance immédiate et inconditionnelle de notre pays. Nous venons de l’obtenir. […] La bonne volonté et la bonne foi des représentants belges ont été remarquables. Nous n’avons rencontré aucune opposition systématique de la part des parlementaires belges. Nous pouvons dire que la conférence de la Table ronde a pratiquement été dirigée par les Congolais, car chaque fois qu’ils se mettaient d’accord, les délégués du gouvernement et du Parlement belges s’y ralliaient. […] Le fait pour la Belgique d’avoir libéré le Congo du régime colonial que nous ne supportions plus lui vaut l’amitié et l’estime du peuple congolais. […] Aujourd’hui, nous allons oublier toutes les fautes du passé, toutes les causes de nos dissensions ".

" Soyez unis, soyez patients "

Le socialiste Henri Rolin, dans l’opposition, a joué un rôle décisif pour rencontrer les revendications des Congolais. Son discours est bienveillant, et parfois paternaliste : " Vous devrez vous assigner pour objectif l’éducation politique de vos populations. C’est une grande et redoutable aventure que celle qui vous attend. Dans beaucoup de milieux on aurait préféré – je serais même enclin de dire : j’aurais personnellement préféré – que nous eussions disposé de plus de temps pour vous familiariser avec les responsabilités nouvelles. Vous nous avez dit que c’était impossible, et nous avons reconnu qu’il était impossible de vous refuser de devenir un État pleinement indépendant. […] Soyez patients. Vous allez connaître des moments difficiles. Il y aura de temps à autre des erreurs. […] Soyez unis. "

Le Premier ministre Eyskens lance un avertissement, mais sans donner aucune précision : " En dehors de vos frontières, des hommes au regard envieux cherchent peut-être à tirer parti des moindres signes de faiblesse et de dissension ". Une allusion aux appétits français, à l’ouest, et britanniques, au Katanga minier. Le ministre du Congo lance, lui, un appel aux Belges du Congo :

" N’ayez aucune peur. L’avenir nous donnera raison dans la sécurité et la quiétude ". Ce ne sera pas le cas…

Le lendemain, un dimanche matin, le roi Baudouin reçoit les délégués congolais au Palais de Bruxelles. Il évoque l’œuvre " généreuse " de la Belgique au Congo et ajoute : " Les déclarations que vous avez faites nous persuadent que vous appréciez à sa juste valeur tout ce que vous a apporté la Belgique ". Et le roi, sans parler explicitement des Européens, insiste sur la sécurité à assurer pour les personnes et les biens…

Joseph Kasa-Vubu, le leader de l’Abako (Alliance des Bakongos, dominante à l’ouest du Congo), n’assiste pas à la réception. Il a pris l’avion la veille pour Léopoldville. Il veut être le premier à rencontrer la population. Il est accueilli là-bas par la grande foule et est porté en triomphe comme " le sauveur du pays " : la campagne électorale a déjà commencé…

Les dés sont pipés et le terrain miné

La satisfaction de ce 20 février met fin à un mois de débats tendus…

Revenons un mois plus tôt, le 20 janvier 60, à l’ouverture de la Table ronde : les délégués congolais sont méfiants et sur le qui-vive. La première semaine de la conférence, jusqu’au 27 janvier, a été décisive. Les délégués congolais ont créé leur Front commun : Patrice Lumumba est sorti de prison et arrive à la Table ronde, l’ordre des travaux est bousculé comme le demandent les Congolais, l’indépendance aura lieu fin juin et, surtout, ce sera une indépendance complète, et pas l’" autonomie " imaginée par le gouvernement belge, ce qui était " l’indépendance tronquée ", comme l’a rejetée Kasa-Vubu. Comme le déclare Daniel Kanza, de l’Abako : " Personne ne peut partager un animal qui s’enfuit. Il risque d’en être de même de notre indépendance ". Les Belges ont cédé.

Frontières du Congo belge juste avant son indépendance, en 1960. © Tous droits réservés
Frontières du Congo belge juste avant son indépendance, en 1960. © Tous droits réservés

A partir du 27 janvier, reste à définir les structures politiques du Congo indépendant. Le travail est d’abord confié à deux commissions belgo-congolaises ; il sera mené de manière cohérente et efficace. Mais c’est un parcours miné où le gouvernement belge, à nouveau, fait tout pour conserver le maximum d’acquis. La discussion en plénière est passionnée, mais les délégués congolais restent dans le débat politique sans entrer dans les aspects juridiques. Ces questions les intéressent moins, et surtout, ils sont très peu outillés dans ce domaine. Le Congo ne compte en 1960 qu’une poignée de diplômés de l’enseignement supérieur. Il n’y a qu’un seul universitaire congolais à la Table ronde, Justin Bomboko, diplômé de sciences politiques et diplomatiques de l’ULB, en 1958… Ce sont les délégués ou les conseillers belges qui présenteront des solutions de compromis lorsque les Congolais se divisent.

Un climat tendu

Le 10 février 1960, Joseph Kasa-Vubu (à droite) revient à la Table ronde dont il avait claqué la porte et rejoint Patrice Lumumba (à gauche). © Tous droits réservés
Le 10 février 1960, Joseph Kasa-Vubu (à droite) revient à la Table ronde dont il avait claqué la porte et rejoint Patrice Lumumba (à gauche). © Tous droits réservés

Joseph Kasa-Vubu est revenu à la Table ronde, dont il avait claqué la porte fin janvier, le jour de l’arrivée de Patrice Lumumba. Les deux leaders sont souvent sur la même ligne. Kasa-Vubu est serein, mais toujours sur le qui-vive. Il exige par exemple dans un moment de forte tension que les termes " pleine souveraineté " accompagnent le mot " indépendance " : toujours la méfiance ! Le ministre belge De Schrijver cède sur-le-champ, mais il insiste sur la responsabilité et le risque pris par les Congolais en allant aussi vite. Il lance alors une phrase qui montre son inquiétude :

Pas question de faire par la suite le moindre reproche à la Belgique…

Un incident grave oppose Lumumba et le Katangais Moïse Tshombe. Lors de la conférence, Tshombe défend à plusieurs reprises les intérêts économiques belges ; il conduira sa province minière à la sécession dès le 11 juillet 60, avec l’appui de la Belgique. Soudain, un délégué congolais accuse, sans citer personne, des conseillers belges de transmettre des notes, des " petits papiers " comme on les appellera, à des Congolais, qui les lisent aussitôt en séance. Comme le raconte l’historien de la conférence, Georges-Henri Dumont, c’est "une bombe à retardement, qui éclate le lendemain".

Moïse Tshombé lors de la Table ronde de Bruxelles. © Tous droits réservés
Moïse Tshombé lors de la Table ronde de Bruxelles. © Tous droits réservés

Le lendemain, en effet, Patrice Lumumba, dans les couloirs, devant des journalistes, lâche un nom, et accuse Jean Humblé, représentant des colons du Katanga, qui conseille Tshombe. Le leader katangais est informé, il surgit, on entend des cris, une gifle part, et plusieurs Congolais doivent intervenir vigoureusement pour séparer les deux hommes.

Pendant la négociation, certains milieux politiques et économiques s’inquiètent. Dans certains journaux belges, on dénonce le " lâchage " du Congo, on parle même de " farce ", ou de " tam-tam pour un Congo défunt ". Le gouvernement belge s’inquiète et cherche alors à obtenir des Congolais des garanties pour les biens des Belges du Congo.

Baudouin Ier, roi du Congo indépendant ?

Le débat sur le chef de l’Etat est délicat. Le ministre belge du Congo estime normal que le roi Baudouin reste chef de l’Etat du futur Congo indépendant, cela au moins jusqu’à ce que le Parlement congolais adopte une constitution définitive : " Je me permets de penser que le roi des Belges continuera à exercer les fonctions de chef de l’Etat au Congo. Il me paraît raisonnable ", précise Auguste De Schrijver, " de prévoir un délai maximum de 24 mois ". Pour le ministre, la question du chef de l’Etat devait même rester en débat ensuite entre les gouvernements congolais et belges. Le gouvernement belge estime en effet que le texte adopté à la Table ronde est provisoire : il est toujours dans sa logique d’une " autonomie ", et pas d’une indépendance totale… Le ministre du Congo soutient en séance qu’une tradition constante permet au roi d’être souverain de deux Etats – Léopold II l’a d’ailleurs été -, et le socialiste Henri Rolin, dans l’opposition, rappelle subtilement que le roi peut être souverain de deux pays si le Parlement belge l’accepte à la majorité des deux-tiers.

Plusieurs délégations congolaises, dont les chefs coutumiers et les partis dits " modérés ", pro-belges, souhaitent conserver le roi comme souverain après l’indépendance. Les autres, les " républicains ", s’opposent fermement à l’idée, tout en précisant " avec beaucoup de tact ", précise Jules Gérard-Libois, que la personne du roi n’est pas mise en cause. Ils veulent que le chef de l’Etat soit désigné par le Parlement congolais : Patrice Lumumba assure que cette formule " assure l’égalité entre la Belgique et le Congo. Personne ne veut la rupture avec la Belgique. Des accords étroits seront conclus sur un pied de parfaite égalité. Notre attitude à cet égard ne commande pas le maintien du roi à la tête du Congo ". Et Joseph Kasa-Vubu lance alors :

Deux hommes ne peuvent s’asseoir sur la même peau de léopard ".

Le gouvernement belge cède du terrain en précisant que le roi " accepterait " de devenir souverain du Congo " si cela répond aux vœux d’une grande majorité de Congolais ". Il n’y aura pas de vote. Le débat est donc clos.

Le juriste et homme politique François Perin, à l’époque conseiller d’un parti congolais à la Table ronde, interviewé en 2010, émet l’hypothèse que Baudouin Ier, fort de son prestige chez les Congolais depuis son voyage de 1955 au Congo, ait caressé cette idée. D’après François Perin, ceci expliquerait après coup le message du roi de janvier 1959, promettant par surprise l’indépendance du Congo : ce message était une initiative personnelle du roi, initiative couverte après coup par trois ministres, contrairement aux règles.

Ceci explique les curiosités du texte de la " loi fondamentale " (ce n’est pas une constitution), qui ne parle pas de la forme de l’Etat (ni une République, ni un royaume) et qui prévoit un chef de l’Etat (ni un roi, ni un président).

Le Congo, Etat unitaire ou fédéral ?

Une seule question sensible divise les partis congolais : le Congo indépendant sera-t-il un Etat unitaire ou un Etat fédéral ? Les partis congolais sont marqués par ce clivage : plusieurs partis, puissants dans leur région, comme au Katanga minier (la Conakat de Moise Tshombe, qui revendique le contrôle sur les mines) ou dans la province de Léopoldville (l’Abako, avec le port de Matadi et le barrage d’Inga) veulent un Etat fédéral, avec des Etats fédérés aux pouvoirs étendus. Le congrès des partis fédéralistes, avant la Table ronde, avait même lancé le projet d’une " Union des Républiques d’Afrique centrale ". D’autres, comme le Mouvement national congolais – aile Lumumba sont sur ce point alliés objectifs des Belges, et plaident pour un Etat central fort.

Finalement, l’affrontement redouté entre Congolais est évité. Les plus radicaux sont marginalisés, et le gouvernement belge présente un compromis " à la belge " : un Etat unitaire, et des provinces aux compétences substantielles, avec un Parlement et un gouvernement provincial. La formule permet le compromis, et surtout elle écarte à première vue les menaces explicites ou voilées de séparatismes ou de sécessions.

Les " équilibres " institutionnels " à la belge " voleront en éclat en trois mois

Pour le reste, la Table ronde fait le choix d’un régime parlementaire, avec un chef de l’Etat qui " règne mais ne gouverne pas ", comme en Belgique, et dont les décisions sont soumises à l’accord d’un ministre. En fait, les délégués belges et congolais voient les avantages des formules de partage du pouvoir, avec trois structures binaires. Au sommet : un chef de l’Etat et un Premier ministre, chef du gouvernement ; pour le pouvoir législatif, deux Chambres : un Parlement et un Sénat ; et pour le pays, deux structures : un Etat central et des provinces fortes. C’est quasi un copié-collé des institutions belges…

Mais ces trois " équilibres " sont fragiles et source de conflits potentiels. L’édifice volera d’ailleurs en éclat en quelques semaines. Le conflit entre le chef de l’Etat, Joseph Kasa-Vubu et le Premier ministre Lumumba s’ouvre dès le 30 juin, pour aboutir à la destitution du Premier ministre Lumumba par le président Kasa-Vubu en septembre 1960. Enfin, le Katanga, puis le Sud-Kasaï, feront sécession en juillet et en août 1960.

Le risque d’"effondrement de régimes artificiels "

Le juriste François Perin, militant wallon, est à l’époque substitut au Conseil d’Etat. Expert d’un parti congolais à la Table ronde, il écrit son scepticisme, dès avril 1960 :

" Le régime politique de la métropole s’est révélé être doté d’un prestige assez inattendu, même auprès de leaders congolais non suspects de complaisance à l’égard de la nation colonisatrice. Il est curieux de constater que la tentation d’adopter la forme d’Etat de la métropole est un phénomène constant des jeunes nations décolonisées. L’expérience est souvent décevante, les conditions historiques, économiques et sociologiques des nouvelles nations et de leur ancienne métropole étant profondément différentes. […] Les Etats africains ont besoin de gouvernements efficaces dotés d’une stabilité sérieuse. Transposer les régimes européens au sein d’un continent qui réalise des conditions très différentes, c’est aboutir à coup sûr à l’effondrement de ces régimes artificiels. Il serait désolant de pousser, par manque d’imagination, le jeune Etat congolais vers une faiblesse structurale qui engendrerait rapidement les coups d’Etat, les pronunciamiento militaires et les révolutions violentes. "

L’analyse de François Perin est prémonitoire : le premier coup d’Etat de colonel Mobutu aura lieu en septembre 1960. Le Congo a déjà sombré dans les sécessions et dans la guerre civile.

Un gouvernement provisoire ?

Le dernier débat porte sur la transition. Comment associer les leaders congolais à l’exercice du pouvoir pendant les quelques semaines qui mènent à l’indépendance ? Plusieurs partis congolais, plaident pour un véritable gouvernement provisoire à Léopoldville, avec un Premier ministre belge et des ministres congolais. Comme le défend Thomas Kanza : " Si la Table ronde politique s’était terminée par la constitution d’un gouvernement belgo-congolais présidé par le Premier ministre Van Hemelrijck, avec des ministres comme Kasa-Vubu, Bolikango, Bolya, Tshombe, etc., cela aurait déjà été une victoire ! Et ce gouvernement allait préparer petit à petit le pays pour l’amener à l’indépendance. L’indépendance serait alors venue un an, deux ans, ou trois ans plus tard, mais au moins nous aurions eu des Congolais préparés à la gestion de la chose publique ! "

D’autres partis préfèrent, avec le gouvernement belge, élargir à des Congolais un " collège exécutif " formé auprès du gouverneur général du Congo belge. Il n’y aura donc pas de gouvernement provisoire, ce qui aurait été une meilleure formule de transition. Ceci s’explique par la méfiance entre partis congolais, et parce que le gouvernement belge veut que, jusqu’à l’indépendance, le centre du pouvoir soit à Bruxelles, et pas à Léopoldville.

Des leaders congolais demandent d’ajourner la date de l’indépendance !

Six leaders congolais, un par province, vont assister le gouverneur général et s’exercer à la décision politique.

Un des membres du Collège, Anicet Kashamura, pourtant leader d’un parti radical, nous révèle en 2000, avoir demandé à ce moment, avec deux autres collègues, d’ajourner l’indépendance, après avoir regretté le " lâcher-tout " des Belges :

C’était une surprise de constater qu’à la Table ronde, il n’y avait aucune résistance des Belges. On veut nous donner tout de suite l’indépendance. Mais c’est comme si on nous disait : ‘Allez-y, prenez ! Si ça ne va pas, vous nous appellerez. Et si vous ne nous appelez pas, les autres viendront à notre place !’. À La Table ronde, nous devions obtenir un an de répit.

Oui, j’ai demandé l’ajournement ! Nous n’étions pas préparés, nous ne trouvions que des dossiers difficiles, surtout dans le domaine économique. On ne forme pas un grand fonctionnaire en trois mois ! Il aurait fallu nous donner au moins une année en plus pour former des cadres, faire l’inventaire. Si j’ai demandé ça, c’est parce que je vivais les choses de l’intérieur. Je voyais qu’aucun parmi nous n’était parfait. Lumumba avait des qualités mais aussi des défauts, Kasa-Vubu lui aussi, or c’étaient les deux grands leaders. En attendant un an ou deux, on pouvait peut-être trouver d’autres leaders… J’ai été soutenu par d’autres Congolais du collège exécutif.

Demander le report de l’indépendance, c’était aussi permettre à notre parti (le CEREA, implanté au Kivu) de s’étendre sur le Congo. Avec l’indépendance aussi vite, c’était accorder trop d’importance au parti pro-belge PNP (Parti national du progrès) et au parti de Lumumba, tandis que tous les autres étaient de petits partis provinciaux… "

« Le pari congolais des Belges, un pari perdu »

Jean-Marie Mutamba, historien à l’Université de Kinshasa, interviewé en 2000, analyse ce qu’on a appelé en Belgique le " pari congolais " : " C’est difficile de demander à un colonisateur de se saborder. Honnêtement, on n’a jamais vu ça. Je pense que le pouvoir colonial lui-même n’était pas prêt à faire ces réformes-là.

Je crois que la Belgique, à partir du moment où elle accepte l’idée de l’Indépendance le 30 juin, elle essaie de faire ce qui était possible. Les premiers Noirs sont associés à l’exercice du pouvoir, mais trois ou quatre mois, qu’est-ce que cela peut donner ? "

- Les Belges ont raté l’Indépendance ?

" Vous pensez qu’on peut trouver une autre formule ? D’ailleurs, les Belges eux-mêmes, ils parlaient du pari, le pari congolais. C’était un pari. Le pari a été perdu ! "

- Cette indépendance est-elle octroyée par la Belgique ou conquise par les Congolais ?

" Si on se place du côté belge, l’indépendance a été octroyée. Lorsqu’on se met à la place des Congolais, il n’y a pas d’autres mots : les Congolais ont vraiment le sentiment que l’indépendance a été conquise. Mais bien sûr, la Belgique a cédé pouce par pouce ".

Léon de Saint Moulin, historien de l’Université de Kinshasa, décédé il y a peu, après avoir vécu soixante années au Congo, relève les premières hypothèques sur l’avenir du futur Congo indépendant : "Il y a eu une précipitation à la Table ronde et par la suite. Ajoutez-y, au Congo, dans de vastes régions, un refus de collaboration avec l’administration qui a été néfaste ensuite après l’indépendance. Prenez, par exemple, l’habitude, dans certaines provinces, de ne plus payer les impôts. Cette mentalité ne se change pas facilement par la suite. Donc, cela a provoqué du désordre".

- Certains disent " indépendance mal préparée, décolonisation bâclée " ?

" Mais il est évident que ça n’a pas été préparé, qu’on croyait qu’elle serait pour beaucoup plus tard. Au moment de l’indépendance, il n’y avait en effet qu’une poignée d’universitaires. Et tous ceux qui ont dû prendre des postes de direction n’avaient pas la préparation qu’ils auraient dû avoir, ça c’est incontestable !

Chacun a été manœuvré en même temps qu’il manœuvrait. Je ne pense pas qu’il y avait un plan clair, ni d’un côté ni de l’autre, et il est certain que tout le monde a été dépassé ".

La stratégie des Belges : rester aux commandes !

La plupart des responsables belges espèrent une transition sans incidents. Et beaucoup de milieux politiques et économiques, à Bruxelles, imaginent, sans l’exprimer, une indépendance en trompe-l’œil : accorder l’indépendance, tout en restant dans les faits aux commandes. Aucun Congolais n’occupe de responsabilité importante : il n’y a pas eu d’africanisation progressive des cadres, et il n’y a que 25 diplômés de l’enseignement supérieur. Les Belges contrôlent toute l’économie du pays, l’armée et l’administration. Et les ministres congolais seront conseillés par des Belges…

Une deuxième table ronde, économique celle-là, devrait permettre aux intérêts belges de conserver les leviers économiques : c’est pour avril 1960. Et les Belges espèrent que les élections mettront au pouvoir des leaders " amis ", ou même dociles : c’est pour mai 1960.

Des inquiétudes

Mais, à la Table ronde, certains Belges s’inquiètent pour la sécurité des personnes et des biens des Européens au Congo, et les responsables congolais lancent un appel aux populations pour que l’impôt soit payé et l’ordre public respecté.

Assis à la Table ronde, certains Belges s’inquiètent pour l’avenir et la sécurité des biens et des personnes restées au Congo. © Tous droits réservés
Assis à la Table ronde, certains Belges s’inquiètent pour l’avenir et la sécurité des biens et des personnes restées au Congo. © Tous droits réservés

L’émergence des partis congolais

Les Belges ont, pour la plupart, découvert tardivement, à la Table ronde, l’évolution rapide des élites politiques congolaises. L’opinion belge s’aperçoit que les délégués congolais ont négocié avec intelligence. Le gouvernement belge pensait maîtriser la manœuvre ; il a échoué.

Les partis congolais sont nés de la montée des revendications des populations congolaises installées dans les villes coloniales : les ségrégations raciale et sociale, le paternalisme, l’absence de réformes politiques. En 1956, un groupe d’intellectuels congolais publie le Manifeste de Conscience africaine, qui prône l’autodétermination et demande aux Européens de changer :

" Pourquoi certains Belges posent-ils le dilemme : ou bien tout dominer, ou bien tout abandonner ? Il faut que les Européens modifient leur attitude vis-à-vis des Congolais, mépris, ségrégation raciale, vexations continuelles, condescendance ".

La même année, l’Abako, jusque-là association culturelle des Bakongos, devient de fait un parti, en publiant en 1956 un manifeste exigeant d’" accorder aujourd’hui même l’émancipation ". L’année 1957 connaît un bouillonnement politique et social. Le Mouvement national congolais (MNC) se crée fin 1958, avec Patrice Lumumba et Albert Kalonji, qui dirigeront les deux ailes du parti après sa scission.

Les revendications politiques s’étendent en 1959 aux vastes régions rurales, marquées par ce que le professeur Herbert Weiss appelle le " radicalisme rural ". Les partis se multiplient et parfois se divisent ou s’éparpillent, souvent autour d’une personnalité et sur une base régionale. Par la suite, avant la Table ronde et jusqu’aux élections, se forment des " cartels ".

Les partis politiques congolais se distinguent par différents clivages :

  • Un clivage entre partis nationalistes, partisans d’une indépendance immédiate et partis modérés, accommodants avec le régime colonial.
  • Un clivage entre partis unitaristes, partisans d’un Etat central fort, et partis fédéralistes, qui veulent des pouvoirs étendus aux régions, aux Etats fédérés.
  • Et un clivage entre partis nationaux, qui ont l’ambition de conquérir des électeurs dans tout le pays, et les partis régionaux, dominants ou même hégémoniques dans une des grandes communautés ou ethnies du Congo.

Par François Ryckmans.

3 comentarios


  1. Bonjour je m'appelle Maxime Chaussec je suis étudiant en histoire à la faculté Rennes2 en France, je vais un travail de émmoire sur la décolonisation en AOF et AEF + le Congo belge. Ainsi je vous demande la permission de prendre la photographie afin des les intégrer dans ma partie indépendance du Congo Belge.

    photo 1 "Le 10 février 1960, Joseph Kasa-Vubu (à droite) revient à la Table ronde dont il avait claqué la porte et rejoint Patrice Lumumba (à gauche)"

    photo 2 "Assis à la Table ronde, certains Belges s’inquiètent pour l’avenir et la sécurité des biens et des personnes restées au Congo."

    Ou alors monsieur François Ryckmans peut-il m'indiquer les sources, les notes de bas de pages de ces photographies que je puisse les récupérer par moi même ?

    merci et bonne journée.

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